8
1
« L’orage s’en est allé… »
(Leopardi)

L’orage s’est dissipé. La poule à nouveau chante,
et au loin, près du puits,
franchissant le torrent boueux,
peupliers et sureaux s’assemblent pour nous bénir.
L’air incise les siècles car partout renaissant,
la lumière lavée nous accroît, ardoises,
chemins mêlés.
Chacun renaît, flux et reflux. Et aux frontières nous
aveugle de cette intense pureté dont aucun de nos
froissements n’a jamais rejeté la plénitude.
Sur les seuils aujourd’hui ? Personne. Nulle
scansion d’ombres pétrie d’étreintes
transhumantes.
Aucune semence de marbre éclos.
Mais nul n’emporte cette pluie brisée. Nul ne
la change en cible éteinte.
Tu es en nous orage mort, une pluie vivante qui se
souvient.
Tes larmes bruissent sans saccage.
2
Une pelouse jaune aux Médicis.
Les bancs sont pleins.
Un livre. Un Vieux. Il pose un masque sur
son visage et à la femme qui montre Leibnitz,
il parle de Derrida comme d’un ami
d’El Biar.
« Je n’entends pas les coqs de bruyère. »
L’oeil dérive sur la mort des feuilles, la fraîcheur
délaissée du ciel.
Fauteuils en cercle autour d’un banc, des gamines
espiègles fument une canne.
« La vie est pleine de gouffres fracassés dans
leur vol. »
Annexe 7.
3
A genoux sur l’herbe, un pigeon.
Deux freux rageurs martèlent son crâne,
cognent ses yeux clos.
Zadkine regarde.
Plus loin, des vieux.
L’un d’eux raconte que Derrida est un tricheur,
« Je l’ai connu à Ben Aknoun, c’est un filou ! »
Oedipien explique-t-il, subversif,
loin d’avoir déconstruit la métaphysique
husserlienne qu’il n’a jamais comprise,
il n’a fait que danser une rumba satisfaite
sur les jambes eckhartiennes d’un Heidegger
nazi.
L’aile s’agite, se débat.
Une nuit profonde où je m’accoude.
La page de l’Ananda ? Annexe 8.
Où est la paix ?
J’attends les premiers givres pour respirer
les pommes sauvages.
4
Je me souviens où, de l’étoile, je regardais
la terre lointaine s’ouvrir au jour.
De mon auvent je vois l’étoile,
mais le dernier oiseau se couche et le coq chante
à la lisière d’un monde mort.
La terre est sèche, les châtaigniers fossilisés.
Les carrefours s’assoient au vent.
Creusées sous l’ordre des Akkadiens qui dérivaient
de notre mer et de nos temples,
la lèvre des sources s’est refermée.
Même les étoiles nous abandonnent
en nous laissant aux rites sanglants des
derniers âges,
sans cimetière
Cette mort sera immortelle.
5
Nous longeons calmement le Del, près
des auberges de Darenmatt.
Naissances superposées de temps sans
temps, sans âges,
les chemins qu’on emprunte n’ont
ni lignes ni surfaces,
les ciels en ruine ne coïncident pas.
Il pleut par moments.
La lumière se pavane aux mauves. Le vent
est flou.
Je contemple le courant de l’eau.
6
Henri Maldiney ce jour, s’est invité à notre
table en compagnie de Fink, de Schelling
et Loreau.
Heidegger et Kafka sont venus au dessert.
Enroulant patiemment le rien autour du vide qui
amusait Husserl,
nous avons ri longtemps,
revêtant entre nous une multitude d’aspects.
Maldiney écrit sur Tal Coat.
7
Les bois naviguent. Les nuages tonnent.
En feuilletant de vieilles notes éparses,
mes yeux réclament la pluie,
la pierre des murailles est une langue amère
buvant une soif
incandescente.
Aucune tombe sous ces arbres. Aucune passerelle.
On se croirait parmi les Immortels de ma
jeunesse.
Ce qui étonnerait les hommes c’est de savoir
qui inspire réellement
leurs choix.
La lune interminablement ruisselante
innerve le vent chaud du sud.
8
Les iris, le lilas, les restes de glycine qui
n’ont pas gelé cet hiver,
ruissellent de la pluie nocturne.
Les chaises de la cour trempée portent les
empreintes d’un matou vagabond.
Sous le saule, un faisan. Un vieil homme endormi.
J’ignore qui c’est et d’où il vient.
Lorsque je le croise, il me dit de laisser pousser
ma barbe si je ne veux pas ressembler aux
corbeaux qui traversent les prairies et qui
meurent sans rattraper leur passé.
Pensifs, presque transparents, des moutons en
vadrouille gagnent un tertre.
Traversant un fossé herbeux, je me retrouve à
Ephèse à côté d’Androclos.
Très grande beauté solitaire des chefs-d’œuvre
chancelants.
La folie du théâtre soutient Dieu.
9
Le monde qui nous entoure est un berceau
fragile.
D’autres sont plus vieux. Plus jeunes.
De très anciens seigneurs en ont lancé certains.
Corrigé d’autres.
L’implication du Tout fait vibrer quelques règnes.
Ici la lumière fluviale du matin rince la poussière
épaisse des sentiers. Un corbeau rit.
Je craignais depuis quelques jours que
le chat sauvage de ma cour ait croqué la beauté de mes
rouges-gorges, mais ils chantonnent
dans les rhododendrons.
Un nuage me croisant balaie les petites opinions
politiques et sociales qui traînent
un peu partout.
Les éclaircies jaillissent et s’enfuient.
L’idée de résurrection se reflète dans un fil
d’araignée
qui frôle la cour.
10
Partout en ce juin épars – des plaintes,
des afférences.
Où est la source de la vallée secrète ?
Ghazali est venu nous voir.
Oronges, civet de lièvre arrosé d’un cognac,
le repas dura plusieurs heures.
Nous ayant lu vingt cinq poèmes dont celui de
sa mort,
il gagna le rivage et s’éloigna vers Tûs.
Les asperges étaient délicieuses.
Quelle importance d’être loué ou blâmé ?
Deux moutons noirs chôment sous un hêtre.
11
Tout ce jour, en chemise, j’ai bêché un lopin de
terre à l’abri du vent.
Je voulais planter des tomates, des courgettes,
mais j’ai changé d’avis et je vais cultiver
les racines les moins dimensionnées de la
métaphysique.
Il faut comprendre ceci : le déploiement des
fonctions commerciales n’est
qu’une abréviation des mots « recherche d’un guide
ou d’une doctrine » pour s’encercler d’intolérance,
pour se désabreuver d‘un enthousiasme
régénérateur.
Le silence étouffe la forêt.
Les concepts sont des apparences.
12
Comment rallier les jours où marchant
à l’ombre de voyelles avec mon
vieux matou,
un autre ciel nous bénissait, un autre cycle.
Il n’était pas alors un matou, j’étais une ville
et d’autres siècles.
Aucun mot pour parler. Mais des nuances vives,
invisibles,
traduisant la lumière royale.
Il est là, sur la table. Je rêve sous un
regret.
Le silence comme l’amour est une
calligraphie.
13
Au loin ? Personne. Tout près ? Le vide.
En nous ? L’errance.
Un air plus libre descend des bois.
Maternisé par l’ombre qui roucoule
d’arbre en arbre,
un soir inoccupé dévide les
clins d’œil
d’un espace clandestin.
14
Là-bas, au loin ? Des arches.
Des lumières sur la mer nous faisant des signes
amicaux.
J’ai découvert un jour dans un livre
endormi
que l’Atlantide n’existait pas.
Ces prétentions cafouillent.
J’ai fréquemment revu, en trente ans,
Poséidonpolis.
Quand on entre dans le temple dominant
la colline,
ma statue est à droite, près d’Hestia.
Palais, temples, monuments,
places de marbre ou de pierre,
boutiques, canaux, villas entre les arbres,
rien n’a été détruit.
S’en tenant à la littéralité de leur cartographie
moderne,
les malheureux qui en parlent la disent plus grande
que la Libye et l’Asie. Ânes bâtés !
Aujourd’hui encore, à son goût, on peut en
parcourir les marais salants plutôt méphitiques,
ou les bâtisses d’airain millénaires
qui longent le décumane.
Entouré de dieux et déesses, je m’assieds souvent
près des stèles
que les scoliastes ignares persistent à appeler :
les colonnes gibraltariennes d’Hercule !
Merveilleuses lois guidant les populations, du moins
dans les orbes transparents du cercle initial.
La barque solaire est un miroir.
15
Engourdie de douleur,
une chemise blanche sèche sur un fil.
Sur la terrasse assombrie, voûté ? Un tilleul de
cent ans.
Il est un peu anxieux et regarde vers une vitre.
Une pie au loin érafle le ciel.
Les violonistes qui s’approchent sont Louis
Marchand et Farina.
Le droit du rêve accouche de barques
invisibles
s’exténuant à nous héler.
(Le lai des étoiles sombres)