
Ce qu’on appelle les ruines d’Allègre est un ensemble de murs détruits, de porches brisés, de chênes kermès et d’arbousiers surplombant la route de Lussan, à vingt kilomètres d’Alès.
Jadis village de chevaliers, puis seigneurie au Moyen Âge, délaissé au dix-neuvième siècle, le lieu est terne, aride, cerné de pentes et de falaises en forme de vagues. Il était tel au vingtième siècle, en 58, quand arrivé de Saint-Ambroix puis installé sur la terrasse, le château en ruine à ma gauche, je regardais vers le Bouquet ou vers Salindres, dont les fumées de Péchiney noyaient le ciel d’un jaune intense. C’était sauvage et désertique, un castrum mort, abandonné, mais pas pour moi. Il n’y avait certes qu’un vieux berger traînant ses chèvres sur les sentiers suivi d’un chien. Des tours détruites. De vieux remparts en dents de scie. Mais pour moi le lieu rayonnait. La vie sourdait de chaque pierre, de chaque ronce. Il semblait que des siècles fussent là, tapis dans l’ombre ou bondissant entre les arbres avec leurs règnes et leurs visions et leurs légendes. Collines, façades, lumière brûlante, tout s’exprimait. Tout se confiait, les arbres, les pierres, même les corbeaux et les mésanges, même les absences.
Un jour, de l’horizon d’où grondait un orage, je vis surgir des troupes romaines, des armées perses, des foules crétoises ou phéniciennes je ne sais trop. Elles surgissaient, disparaissaient et revenaient, de toutes époques, de tous pays. Je les fixais venant vers moi puis s’éloignant dans les nuages, en tourbillons précipités. Une voix cria dans un éclair – j’entendis du moins cette voix – : « Tu écriras jusqu’à ta mort. Tu es poète. Retiens le nom de ta mission : c’est Manomaque. »
La poésie, je m’en fichais. A mes yeux, factice et futile, sans aucun lien avec la vie et le réel, elle n’était bonne qu’à rabâcher du Verhaeren ou du Verlaine, ou du Régnier, n’étant qu’un jeu de mots subtils et évasifs. Mais de ce jour elle fut présente et impérieuse. Elle fut le souffle d’un déploiement continuel de tous les rythmes et arythmies de l’univers ; lueur soucieuse d’une vérité sans compromis, intermittente et infinie.
Aveuglément, comme malgré moi, je fus lancé sur un chemin inaccessible bien que banal et quotidien, à ma recherche probablement.
Quand des années plus tard, par hasard, je tombais sur les propos du poète florentin Boccace tirés de son ouvrage La généalogie des dieux : « J’aurais pu étudier le droit romain, les décrets des pontifes, la médecine ; ce sont des études réputées très honnêtes d’autant plus qu’assez communément les hommes avides de richesse y font fortune.(…) Mais moi, en ce qui me concernait, c’est à la poésie que j’étais voué. », je compris que j’avais un frère.
Je publiai quelques articles philosophiques, plusieurs romans, mais Manomaque fut mon élan et mon navire dans les détours et les conflits et les projets contradictoires du vingtième siècle. Quelques poèmes furent lus alors, par exemple au théâtre d’Alès ou dans le cadre de fêtes foraines avec un groupe de jeunes artistes. J’en lus à Arthur Van Hecke, chez lui, à sa demande, face à la mer qui pavoisait sous sa terrasse, tandis que pâle et frémissant, submergé de flammes sensuelles, il labourait de grandes toiles. Un vrai grand-œuvre de soixante ans ; seize recueils aujourd’hui finis et publiés dans la foulée comme il fallait que cela soit : un long dialogue impénétrable au cœur d’un couple mystérieux dont la présence intemporelle, en me hissant par la parole au bord d’un moi et d’un regard jaillis de sources immémoriales, exténuait toute variation de l’inaudible, sans l’épuiser. Ils sont le lieu de toute une vie. Un labyrinthe d’identités, de métaphores sans aucun centre et sans frontières. Qui s’en empare ? A quelle proue lier cet envol qui, retombé dans le désordre de voix simiesques sans références, me provoqua un jour d’octobre un AVC désarçonnant ? Elles m’ont quitté ces pures syllabes indivisibles. Je ne parle plus à Parménide ou à Eschyle. Dante et Shelley se sont enfuis.
On restaure aujourd’hui ces ruines. Des tuiles, du plâtre encombrent les lieux. C’est un grand vide rempli de mort intoxicante. Le vent y souffle sans s’arrêter. L’ombre ne rêve plus des univers qui s’entrecroisent. Les contraires ne nidifient plus. Ma canne entre les pierres ne fait plus vibrer l’infini.
Fragments de vide
Le bestiaire ressuscité
Promesse
Retour à novembre
Sanctuaire
Requiem
Le pêcheur d’aigles
Mélusine
Assymptote de lumière
Le lit des souffles
Le lai des étoiles sombres
Le livre oublié
Parcours du vent
Vacuité
Douleur
Simiesques