Impressions

Pierre Dhainaut – Le Poème commencé

    Si la poésie contemporaine, à l’image des âmes arides et des mauvais prophètes, n’est souvent qu’un collage fragmentaire de pointillés philologiques dont les prétendues lumières irrationnelles ne soulignent que trop, hélas ! l’absence d’inspiration, la faiblesse désastreuse de l’intelligence, Le Poème commencé, au contraire, témoigne par sa richesse, son exigence et sa lucidité, des signes de notre attente et de notre ascendance.

Je dis collage fragmentaire : on comprend en effet que, si les fragments des profondeurs épaisses et subjectives ne doivent naturellement pas être exclus de l’espace poétique, ils ne sauraient avoir de valeur qu’à partir du moment où ils déterminent le sens d’une recherche objective, le souci — qui est le besoin — d’une orientation, « passage enfin par-delà l’éphémère », dit Pierre Dhainaut (quand même il s’agirait d’une multipolarité et quand même d’une ivresse incantatoire), la volonté confiante d’édifier une architecture modelable, une genèse de durée continue.

Que l’on suive donc chez Dhainaut la volonté de déploiement créateur, la beauté unitaire de l’intention. D’emblée, dans le cercle de sa création — car il s’agit toujours de descendre ou de monter en avançant vers un terme qui est aussi un commencement, « marche autour de l’aube» — dans le déroulement génésiaque de ce monde, épars quoique indivis, dans cette vaste cathédrale du dieu à tête de mort et de l’ange à tête de femme, temple de l’absolu et de l’incertain, du dérisoire et de l’essentiel, il ouvre notre passage, il cherche notre union.

Quelques mots suffisent, notre entrée, pour que notre temps au-delà des faits, vers « la source et la Mer ensemble », se déroule, et, avec lui, nos affections et nos tortures, nos dépouilles et nos absences, notre souffle nocturne tout entier, vers ce silence qui peut tout, qui est notre propre voix  à sa plus dense expression, vers cet univers sans axiome qui nous libérerait, vers cette aurore qui est un signe d’extase, non point figé, contemplatif, résorbant, mais évulsif et linéaire, baiser de l’homme à l’homme déifié, à travers la femme, ce baiser dont la Cabale nous dit qu’il fait naître vraiment.

    Ce cheminement qui va du silence au silence pour obtenir le langage, Le Poème commencé nous le livre avec la beauté spatiale et la pureté de ces oeuvres qui révèlent leurs lignes et leur embrasement d’un coup, puis, lentement, leur complexité, leur modulation et leurs multiples sens. Car la ligne n’est jamais achevée sans doute, et le terme n’est point conclusion (« J’écrirai toujours un nouveau poème, il sera semblable au commencement, il nous ressemble en tout»), mais l’assise demeure, l’assise, non l’édifice, mais le modèle, une vision en marche à travers laquelle la mort a valeur d’être en déplacement et d’être en retour, une intuition vécue après la forme. La cime contemple l’abîme…

    « Chute ascension flux et reflux l’azur l’obscur », dit justement le poète, avec le mouvement géniteur peut-être d’un homme, peut-être d’un monde, car si la femme est le sujet de l’union « la vie secrète de l’amour se déroule au plus intime de nous-mêmes, insondable, et par là, en une insondable harmonie avec la totalité de l’existence », (Kierkegaard), n’oublions pas qu’elle est le mouvement qui lie la créature à l’espace, le germe et le prétexte créateurs, celle qui assure l’ouverture vers la vie au premier stade, vers l’au-delà de la vie vécue au deuxième stade.

Le poète en effet entre dans le féminin comme dans un sanctuaire, comme dans un modèle d’univers connu, vers un culte d’abord, et c’est la mesure sacrée qui l’ôte d’un monde instable, faux, incomplet ou brisé et d’un déséquilibre existentiel, vers la conscience de ce culte ensuite, vers l’éveil de cette nuit, vers la création de sa destruction.

Pour joindre et rejoindre, il doit pénétrer la forme, la vaincre, la transgresser, la confondre, l’épouser à l’origine. L’amour est ce qui poursuit la vie à travers le néant, qui chasse le néant vers la vie. « Etre la vague où grandit la vague. La terre d’où la terre émerge. »

Par l’acte sexuel il tend, disons-nous, à la virginité, extase virtuelle, grand’oeuvre de toutes les possibilités, et, par l’extase et la conscience, à l’embrassement total d’un moment à naître continuellement. Ainsi la femme est-elle le corps qui voile le jour pour que la lumière intérieure puisse s’offrir. Elle voilera de même sa propre chair pour cesser d’être l’enveloppe de la vision créatrice, le visage simple dont le poète ne veut pas, la cime proche et dérisoire qu’il refuse… Femme ou mer alors toujours offrante qui prend naissance dans le sable, femme et ciel de la nef à la même pulsation, le poète dans la vierge : un seul esprit…

 Le poète ne cesse jamais d’avancer entre les décombres. Il continue de naître au présent et de magnifier. S’il sacrifie, c’est pour accomplir, c’est pour dépasser ; s’il cherche, il possède; le corps encore et toujours, certes, se cogne aux voiles, aux failles et aux refus. Aux brumes en marche, le poète répond par la conscience du chaos qui organise, qui rejoint, qui prolonge, qui fait naître. « Nous n’avons point à se recueillir des ruines. »

La prose mesure la détresse, une ligne brisée, oscillante qui peu à peu se rythme, s’amplifie, s’enrichit d’une esquisse d’image, puis d’une vision circulaire, développe un nouveau sens jusqu’à faire naître le sens et à refaire jaillir le centre créateur.

L’aurore ne faiblit jamais. Entre les nuits de l’homme le poète la divinise trop pour la perdre de vue. Femme, aurore, « voilure écarlate élevée parmi les remous », emmêlement du profil à la voie lactée, elle est sa soif et sa source, sa recherche et son atteinte, sa possession et sa délivrance, son dénuement et son pouvoir.

Le poète doit accomplir ce passage de l’être à l’espace, cette première fusion de la chair, de l’esprit, de la terre et du ciel. Cet accomplissement de toutes les formes, c’est précisément le seuil du monde nouveau sur lequel se déposent l’ornement, l’image, l’expression sans doute.

« En toi ce choeur en nous » synthétise le cycle d’un monde parvenu au point de rupture, au noeud d’éclatement, la pulsation sexuelledevenue diffraction.

« Nous révélons nous unissons nous donnons à la nuit l’eau qui ruisselle air vif nos lèvres illuminent. »

C’est l’enceinte sacrée, l’accomplissement hors du temps, hors de l’homme peut-être.

« Par delà ce poème : enfin touchée, l’origine, enfin réelle. » L’origine, c’est-à-dire notre passé devant nous, c’est-à-dire puissance du commencement et murmure inépuisable du commencement, fraîcheur et connaissance, innocence et pouvoir, densité, transmigration. Par delà l’angoisse recommençant, l’angoisse déjà dépassée, par delà nous-mêmes.

 « Ce n’est pas le dernier mot, la mort. »

Alors, le jubé franchi, le baiser dénoué, nous sommes au Choeur, nous sommes le choeur, l’adoration à travers le corps sacralisé, le chant et le champ du mouvement, le corps céleste. C’est une longue mesure qui ne freinera plus, mais tourbillonnera au contraire jusque dans son silence, la source de la mer, l’arbre de la forêt totale, l’unique pluriel.

L’esprit prend possession du corps qui prend possession du monde qui prend possession des corps.

 C’est une « clameur illuminée », un seul mouvement spatial — « solaire » dit le poète — un seul embrasement, l’unité, l’intelligence, le pouvoir.

C’est le calice où les lèvres aimées se fondent, où les visions s’entr’ouvrent, « le globe sans bord » qui tend la peau jusqu’à l’extase, et l’extase jusqu’à l’infini : le sacre après la tombe.

« Pour que se taise le poème » et que commence la vie ; pour que le poème soit non pas la fin mais le commencement, le véhicule de la projection et la projection ;  non plus le dialogue mais la relation, non plus la possession sacrée, la vision définitive d’un monde quelconque, mais la conscience, Corps-un de la terre épuisée des hommes transmué en fraîcheur spatiale: « un long baiser de soie brûlante. »

Michel Versant – 1970

Couverture : Le Poème Commencé

Le Mercure de France, Paris, 1969, 160 pages.

(Article paru dans les Cahiers internationaux de symbolisme N°19-20, 1970.)