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Conservatisme et Progressisme

On définit ordinairement l’esprit conservateur comme attaché à la tradition, aux notions d’ordre et d’autorité reçues comme un héritage, à la prégnance apodictique des valeurs morales et religieuses, au culte passionné et sentimental du passé. 

À l’inverse, on rattache l’esprit progressiste ou révolutionnaire au désir permanent de changement, à la croyance que seules les réformes sociales et économiques ainsi que les sciences et les techniques peuvent faire passer les hommes de la barbarie à la civilisation, ou encore à une véritable méfiance envers toute autorité s’affichant comme ancestrale, étant communément admis qu’on ne peut rien attendre de la tradition ou de l’ordre naturel des choses. Donc à une pensée où les prérogatives de la philosophie basées originellement sur des notions théologiques et en particulier sur une conception monothéiste du monde cèdent de plus en plus le pas à la raison humaine comme source essentielle de la vérité.

Soucieux de m’en référer à ces deux formes de pensée si vivantes dans le paysage politique contemporain, les questions que je veux poser sont celles-ci : existe-t-il un socle philosophique à ces visions apparemment si opposées ? Que sous-tendent réellement les deux tempéraments qui manifestent de telles divergences ? Quelle conception du monde leur est immanquablement liée ?

On comprend aisément que par sa brièveté un tel article ne fera que survoler le sujet. Il faudrait y consacrer un ouvrage. Néanmoins, sans trop entrer dans les subtilités, essayons de voir si nous pouvons mettre en valeur certains thèmes afin de dégager les points qui peuvent les unir ou les opposer. Sans cesser toutefois de garder présent à l’idée qu’un esprit ou un État conservateurs peuvent en cours de route devenir progressistes et révolutionnaires, ou inversement ; que ce soit pour des raisons personnelles ou à la suite de bouleversements politiques, démographiques ou scientifiques.

Déjà, en se penchant sur l’histoire de la pensée politique depuis au moins le monde grec, on peut mettre en évidence, me semble-t-il, deux axes distincts, deux voies différentes ayant marqué profondément dès l’origine la pensée occidentale. Une ligne qu’on peut faire remonter à Platon et à sa théorie des idées, en englobant un aspect important de la pensée présocratique et pouvant être résumée ainsi : «Toutes les lois humaines sont nourries par une loi divine. » Ou encore « Les choses nous sont données, il faut les accepter telles quelles ».
Une autre qu’on peut faire remonter à Aristote envisagée à partir des conceptions «scientifiques » de ce dernier, accordant un plus grand pouvoir à l’observation critique ou à l’idée qu’il existe une réalité extérieure à notre esprit. Une ligne qui traverse tout le Moyen Âge et la Renaissance, plus moins déformée ou amplifiée il est vrai par un grand nombre de penseurs ou de scientifiques.

Qu’exprime la philosophie de Platon pouvant s’inscrire dans le cadre de notre article ? Je veux dire ayant un rapport avec la vision du monde qu’on pourrait qualifier de « conservatrice ? »
Plusieurs choses. Par exemple l’idée de connaissance.
Le savoir pour Platon, le concept de savoir, de « connaissance », c’est l’épistémè. Le terme désigne ce savoir mais également celui qui sait. L’épistémè, c’est ce qui permet à un être de quitter le monde des apparences trompeuses pour retrouver celui de la réalité. C’est l’harmonie de cette réalité. « Connaître » pour Platon ce n’est pas découvrir quelque chose de nouveau par l’observation ou la spéculation intellectuelle, c’est uniquement se souvenir. Pour lui, chaque être sait de toute éternité parce que cette vérité est éternellement présente. C’est une connaissance qu’on a perdue et qu’il convient de remettre en lumière, de dévoiler. Que ce savoir soit philosophique, politique ou scientifique, il est et demeure, au sein d’un monde quotidien sensible et trouble aux opinions confuses, la traduction d’un monde parfait et invariant. 
Pour cette pensée, il ne s’agit donc jamais de construire quelque chose de nouveau, de plus vrai ou de plus solide qui puisse marquer un progrès. Cette notion de progrès n’a aucun sens.
Le monde pour Platon, je parle du monde réel, n’est jamais en devenir. Ce n’est jamais un univers dans lequel pourrait s’infiltrer l’esprit créateur de l’homme. Les choses sont claires. S’il y a une intelligence de la nature ce n’est pas moi qui peux la formuler, aucune science basée sur la liberté de pensée ou, ce qui revient au même, sur une épistémologie optimiste découlant de sens trompeurs et pernicieux, n’étant en mesure de l’établir de quelque manière que ce soit.

Dans la partie de son cours Was heisst Denken ? (Que veut dire penser?) intitulé MOÏRA, Heidegger note que le rapport de la pensée à l’Être met en mouvement toute la pensée antique. Or qu’est-ce que la Moïra ? C’est une loi, une espèce de décret qui impose à l’homme le degré de bien et de mal qui est le sien, celui de richesse et de pauvreté, de grandeur ou de petitesse. C’est une loi qu’il faut respecter sous peine de châtiment. Transgresser ce destin qui nous est en quelque sorte alloué écrit Heidegger, c’est commettre l’hybris, « la démesure », c’est faire une faute implacable qui entraîne le châtiment. On comprend bien cette loi. Le monde intelligible est une donnée naturelle nullement modelable, l’autre monde, le monde quotidien, « le monde sensible » étant associé irréductiblement à l’image de la caverne, au flou et à l’obscur. Surtout à l’erreur et au préjugé.
Appliquons-le au conservatisme. Se retourner vers le passé, écarter du présent toute investigation scientifique susceptible de le détourner d’un ordre religieux et moral, c’est s’approcher de l’essentiel, c’est vouloir échapper à la confusion et au désordre ambiants. C’est vivre dans l’équilibre, la mesure et la justice. C’est en quelque sorte préserver la nature de l’homme.
Nous évoquions précédemment plusieurs caractéristiques de l’esprit conservateur. Eh bien, tout esprit conservateur, même moderne, qu’il en ait conscience ou pas, qu’il l’accepte ou qu’il le refuse, participe de cette certitude : quelque part, au-delà du nôtre se trouve un vrai monde, un monde que l’on pourrait qualifier de réel, un univers qui est notre guide, auquel il faut souscrire, et qu’il ne faut surtout pas abimer ou laisser s’abimer, la vérité des choses et de l’être étant donnée une fois pour toutes.
Ce n’est pas un hasard si le Christianisme impliquant un être supérieur créateur et organisateur d’un monde parfait dictant ses lois aux hommes, « récupérera » les thèses principales du platonisme et de la pensée grecque en général dès le sac de Rome en 410 par les tribus wisigothes d’Alaric. 
L’institution ecclésiale se développera sur son socle. Elle assurera la nécessité d’une tradition incontournable remontant au paradis terrestre, d’une autorité implacable ne devant jamais être remise en question, impliquant même que tout manquement à ses règles imprimées dans le marbre, toute volonté de s’affranchir du code divin seront considérées comme une tentative de subversion, de perversité diabolique. 

Comme conséquence de la victoire « progressiste » des barbares sur l’Empire romain, le sac de Rome aussi bien que celui d’Athènes quelques années auparavant, visera naturellement en premier lieu la destruction des archives impériales, l’incendie des bibliothèques. Il visera la destruction des œuvres d’art, l’assassinat des enseignants — le combat révolutionnaire cherchant toujours à mettre en œuvre, ici comme ailleurs, la destruction radicale du passé. On ne touchera pas aux églises chrétiennes ou aux lieux de culte tout nouveaux. C’est au passé gréco-latin en tant qu’histoire et culture que les Wisigoths en voudront. Pas de nouveau monde sans faire table rase de l’ancien reste le refrain bien connu.

Cette ligne platonicienne définie comme conservatrice, nous la retrouverons dans bon nombre de régimes politiques, à toutes les époques. Elle investira naturellement des domaines plus moins éloignés de nos considérations, elle prendra de multiples formes, mais la défense de la religion, l’autorité du pater familias qui détient sur sa famille un pouvoir de vie et de mort au moins symbolique, celle du pouvoir en place, le poids de la culture antique établie comme un rempart indestructible autour de la vérité, la richesse irremplaçable de la tradition perçue comme la forme la plus aboutie de toute hiérarchie et de toute morale en resteront les valeurs communes.

Si l‘on se réfère à nos définitions, la chevalerie, la féodalité, le capitalisme, la laïcité elle-même sont autant d’aspects de cet esprit conservateur pouvant essentiellement se distinguer par l’idée que ce qui existe a des racines profondes dans un brillant passé indestructible, et que ce qui existe doit demeurer dans les grandes lignes tel qu’il est. Nous le répétons : la référence au divin et au jugement d’un Dieu créateur comme à la notion de paradis reste à ses yeux une donnée essentielle. La nature fait très bien les choses, elle ne se trompe pas et de fait elle n’a nul besoin d’être corrigée. 
Évidemment, ce rapport au divin n’implique pas que les individus soient égaux en biens reçus ou même égaux entre eux. L’essentiel n’est pas là. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il existe un ordre social et économique indépendant de toute volonté humaine. Et si cet ordre étatique met en œuvre des inégalités ou disparités dans l’accès aux ressources socialement valorisées, il faut les considérer comme faisant partie de l’ordre naturel des choses. Tel nous recevons ce monde, tel nous le transmettons. Les humains doivent accepter ces différences. Le futur royaume de Dieu comblera les manques. 

Si tout conservatisme glorifie le passé conçu comme un idéal à maintenir et à appliquer, on peut conférer à Sparte le brevet de conservatisme rigoureux. Son culte rendu aux dieux, sa référence au mythique législateur de la Cité Lycurgue cautionné par la Pythie, ses refus multiples de toute innovation envisagée comme perturbatrice, son assemblée de vingt-huit hommes âgés de plus de soixante ans soucieuse de consolider l’héritage religieux, culturel et politique reçu des ancêtres et admiré par Platon lui-même, en font le modèle historique parfait.

Toute mystique politique applique d’ailleurs à la lettre ce conservatisme intemporel et parfait dont les bases reposent sur un univers extérieur à l’homme, modèle de justice et de vérité.
L’épopée de Jeanne d’Arc obéit parfaitement à cette pensée. Essentiellement dictée par une voix divine intemporelle et omnisciente, sa conduite située bien au-delà des instructions humaines a deux missions essentielles dont la mise en œuvre et le succès doivent vaincre le désordre régnant. Chasser d’abord les Anglais du royaume de France. Faire couronner ensuite Charles VII à Reims rétablissant par là-même les deux piliers du conservatisme : la puissance spirituelle et la puissance temporelle.

Dans l’imagerie idéologique d’aujourd’hui, Jeanne serait définie comme xénophobe, réactionnaire, raciste, obscurantiste ou populiste. Évidemment à l’époque de Jeanne, ces termes n’existent pas. Mais les jugements portés à son encontre par certains esprits des Lumières qu’on pourrait qualifier déjà de « progressistes », ont un sens identique, établissant bien la nature irréconciliable du fossé qui sépare les deux visions, les deux manières de voir le monde. Beaumarchais et Voltaire ne manquent pas ainsi de vocabulaire pour ridiculiser cette « fanatique superstitieuse et infâme », et Diderot la qualifie « d’idiote manipulée par des fripons. »

Contempteur de la corruption autant que de l’impiété et de la dépravation des classes riches ou aisées plus enclines selon lui à créer des œuvres d’art licencieuses ou à faire des profits qu’à réaliser des belles actions morales, théoricien d’un pouvoir théocratique plongeant ses racines dans un prétendu terreau biblique primitif, le moine Florentin Savonarole qui déclare parler sous le sceau de Dieu en proclamant l’imminence du châtiment divin ne connaîtra pas un sort différent. Brûlé en place publique de Florence le 23 mai 1498, ses cendres seront jetées dans l’Arno.

En conformité avec l’esprit conservateur évoqué ici sous son rapport platonicien, j’ai évoqué le système féodal et le capitalisme.
La féodalité, on peut le comprendre aisément. Société organique naturellement hiérarchisée, suprématie d’une classe de guerriers au service absolu d’un seigneur local, croyance en un ordre divin souverainement justicier, puissance et sagesse de la tradition chevaleresque, centralisation des domaines et des compétences, développement social et économique prétendu naturel, autrement dit indépendant de toute volonté humaine, réglementation incontournable des hiérarchies sociales, sont des critères qui peuvent le définir. 

Pour ce qui ressort du capitalisme, ce rapport peut paraître moins évident, tant les formes que le capitalisme a pris au cours des siècles et des pays sont nombreuses et diverses. Pourtant, si l’on se place tant soit peu sur le terrain défini par nos formules, beaucoup d’éléments plaident en faveur de notre assertion.
Déjà la notion de foi. 
Comme l’ont bien montré les analyses de Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, ouvrage datant de 1905, l’esprit capitaliste paraît bien obéir en effet, de par son essence, à un moralisme essentiellement chrétien. Ce sont d’ailleurs des motifs religieux qui lui donnent son impulsion originelle : d’abord, la foi dans le travail, ensuite l’accumulation du capital qui empêche la consommation perçue comme « un péché », enfin la réalisation personnelle au sein d’une société bien organisée, tous signes « évidents » que l’individu se trouve dans les bonnes grâces de Dieu, qu’il bénéficie réellement de la protection divine.
« Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » avait déjà dit Saint-Paul dans une épître aux Thessaloniciens. Mot d’ordre qui correspond au verset de la Genèse : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » pris ici à la lettre.

Mais ce capitalisme, cette vision religieuse du monde, ce qu’ils soulignent aussi avec force, c’est l’insistance des lois naturelles régissant la totalité de l’Histoire humaine. C’est à nouveau le principe que la connaissance héritée d’un modèle extérieur aux hommes est la seule forme de développement culturel et social — le système de production, le modèle économique mis au point par ses guides, les technologies engendrées par ses savants, l’avènement des grands banquiers, des industriels et des marchands, la rationalisation de l’exploitation humaine, obéissant selon lui à une évolution naturelle du monde, à un sens de l’histoire qu’il faut protéger par tous les moyens si on ne veut pas voir les rouages de la société s’effriter un à un. 

Il faut insister sur ces points : « Connaître pour eux, c’est reconnaître. » « Se destiner à… c’est être prédestiné à… » Et en même temps, les mots d’ordre sont précis : 
Il ne faut plus travailler pour vivre, mais vivre pour travailler. Et il faut le faire avec ardeur, aucune heure de la journée ne devant être soustraite à la grandeur du plan divin.
Le travail en effet, comme le profit qui en résulte, doit être considéré comme un devoir, une véritable exigence concourant à la glorification de Dieu.
Exactement ceci : La recherche systématique d’un profit maximum est une obligation morale, l’enrichissement terrestre au sens de gains mérités est un but grandiose, ouvrant tout droit les portes du monde céleste.

Les liens avec le protestantisme et le catholicisme sont bien-sûr évidents, mais également les liens avec les valeurs confucéennes ou par exemple avec le judaïsme, avec la notion de tikkoun en particulier, « de réparation ou d’amélioration du monde », impliquant que servir Hachem, construire sur la terre une ère de paix et de prospérité en vue de perfectionner son œuvre comme lui-même l’a exigé, passe nécessairement par la poursuite d’un travail rigoureux et constant.
Ce strict conservatisme qui fait du capitalisme une église et du salarié un fidèle, on voit bien, pour s’étendre ou se maintenir toujours vivant, ce qu’il a engendré de crises et de conflits au cours des siècles. Paternalisme, impérialisme, colonialisme, en sont les fruits directs. 
L’adhésion à ces valeurs doit certes être consensuelle, mais si elle ne l’est pas, il doit y avoir contrainte, volonté d’écraser le rebelle, car le but à atteindre au-delà de la stabilité financière, c’est le Bien absolu de l’homme. De tous les hommes finalement considérés comme un seul homme, l’Homme universel, la base du système reposant toujours sur le fait qu’il ne s’agit pas pour l’humain de dominer la nature ou de vouloir la changer en lui imposant ses désirs, mais de lui obéir.

Nous sommes ici, bien-sûr, dans la théorie. Et surtout, disons-le avec force, dans l’esprit primitif du capitalisme, car il est évident que plus le système cherchera à se maintenir et à se développer, plus les grands monopoles exerceront de pouvoir contraignant, plus ils seront amenés à promouvoir des moyens de contrôle rigoureux et sévères, susceptibles même de leur faire oublier leurs premiers objectifs. 
L’adhésion originelle se faisait presque, pour ainsi dire, au nom de la liberté. Ce qui va bientôt compter, au contraire, c’est la nécessité de réduire cette liberté, de l’orienter vers des buts cachés recherchés. 

Les chaînes d’information continue rabâchant aujourd’hui les mêmes thèmes, et particulièrement des sujets d’actualité superficiels au détriment des questions importantes, la publicité des radios et des télés matraquant à longueur de journée sur des esprits passifs des messages directifs, contribuent à imprimer aux êtres des mots d’ordre dont ils ne sont pas toujours conscients, et pourtant orientés d’une manière implacable dans la même direction par des autorités soucieuses de maintenir toujours plus vivaces et valides les processus d’une dynamique financière de plus en plus tentaculaire,  idéologiquement orientée et méprisante.

L’humanisme par certains de ses aspects est inclus dans ce schéma conservateur. Il l’est d’abord comme étendard d’une connaissance enracinée dans l’espace philosophique gréco-latin où l’on retrouve souvent Tacite, Tite Live ou Cicéron, et ensuite en établissant l’Homme universel comme mesure de toutes choses, maître et régisseur des espèces végétales et animales.
En effet si l’humaniste se met à la place de Dieu tout en se déclarant pourtant  très souvent athée, ce sont néanmoins des valeurs chrétiennes qui vont faire évoluer l’humanisme vers les formes que l’on connaît : démocratie, tolérance, foi en l’homme, fraternité. 
L’humaniste en est sûr. L’intelligence et la beauté sauveront le monde, posées sur lui comme la main de Dieu.

Pour de multiples raisons qu’il serait trop long de préciser ici, il faudrait également inclure dans ce conservatisme les formes modernes de la laïcité, car même si ses défenseurs pourraient se sentir en droit de refuser le socle défini ici, elle sous-tend néanmoins à travers les différents cultes qu’elle protège, la richesse inconditionnelle d’une puissance divine. Elle valide le rayonnement d’un Être suprême comme arbitre in fine de tous les litiges et de tous les conflits. N’ayant en effet aucune définition juridique précise, elle se place davantage en servante zélée des différents prosélytismes et de leurs dérives qu’en arbitre rigoureux d’un intérêt républicain. C’est pourquoi dans cette perspective, même si ses défenseurs n’en n’ont pas forcément conscience, proclamer la nécessité d’une laïcité républicaine, c’est promouvoir avec plus de vigueur le besoin et la nécessité des religions comme ciment culturel et politique de la société. En ce sens aujourd’hui, et même si cela peut paraître contradictoire, l’Islam politique attaqué de toutes parts en France au nom de la laïcité, n’a pas de meilleurs promoteurs que les adeptes acharnés de cette laïcité. 

Un dernier point à ce sujet. S’il faut en effet insister sur les différences importantes entre l’esprit conservateur et progressiste, il ne faut pas pour autant les opposer de manière radicale et définitive. Sans véritable contradiction, on peut être progressiste et conservateur. On peut soutenir des valeurs conservatrices et affirmer en même temps des valeurs progressistes. Quand on étudie le mouvement révolutionnaire français de 1789 ou 93, on se rend compte d’ailleurs, aussi bien à travers Rousseau, le « prêtre Robespierre » (Michelet) ou « l’Ange de la Terreur Saint Just, » que le but recherché est de retrouver la pureté supposée des origines, c’est de se rapprocher de la grandeur divine de l’homme. Selon cette pensée, le monde a été créé parfait, l’homme essentiellement bon et innocent. C’est la société ou la politique qui négligeant l’application radicale des vertus pour distribuer le bonheur a corrompu les hommes et en a fait des sauvages. 
    « Représenter, c’est aliéner » proclame d’ailleurs Rousseau en faisant allusion à la représentation parlementaire en démocratie. Ou encore : « Abandonner sa volonté, c’est entrer en état d’esclavage ». 
Aux révolutionnaires, dans ce cas, de restaurer la vertu inhérente à l’homme primitif pour établir un gouvernement moral pur et dur sous l’égide d’un Être Suprême. 

Ce premier pôle de pensée sommairement évoqué, un pôle que nous avons associé à Platon et qualifié de « conservateur », voyons maintenant celui que nous souhaitons attacher à la pensée d’Aristote et donc au courant politique et social qui sera appelé plus tard progressiste. Deux pôles régulièrement opposés qu’il nous plaît d’assimiler en quelque sorte à une respiration du monde occidental. 

D’abord un souffle, une inspiration, qui s’emplit d’inconnu, qui accepte la présence de nouvelles directions, l’octroi de nouvelles possibilités ; ensuite un souffle, une expiration qui rejette, qui repousse, qui éloigne. Une symbolisation en quelque sorte de la citation héraclitéenne : « Rien ne demeure identique, le monde comme l’être étant un assemblage de forces contraires en perpétuel affrontement. »
Conception d’une respiration millénaire à deux temps qui nous contraint de fait, depuis le début,  à parler du progressiste avec le regard du conservateur et inversement, les deux visions restant intimement liées jusque dans la description accusatrice et souvent venimeuse et intolérante de ce qui les oppose.

Parlant du conservatisme, nous avons évoqué Platon. Pourquoi parler d’Aristote au sujet du progressisme ? Plusieurs raisons. 

Rappelons d’abord ce que nous avons dit du progressisme. Pragmatique, relativiste, faisant du progrès le moteur du développement humain, c’est à toute tradition, à toute autorité religieuse ou politique prégnante qu’il s’oppose, les considérant en premier lieu comme des freins à la vérité, surtout à la raison. Pour lui, du moins théoriquement, il n’existe qu’un seul monde. Le monde dans lequel évoluent les hommes : un monde en mouvement permanent dans lequel rien ne dure en l’état, donc un monde dans lequel il faut sans cesse s’adapter. Et s’adapter grâce aux progrès scientifiques, aux évolutions techniques et technologiques infléchissant la marche de l’humanité vers une dynamique intellectuelle et sociale toujours remise en question. D’où, à travers le progressisme, une perception de la connaissance opposée à celle de l’épistémè platonicienne. Une connaissance basée essentiellement sur la scientia, autrement dit sur un développement progressif des sciences.

Ce sont même ces sciences et techniques qui vont donner au progressisme son véritable sens. Ce sont elles qui dès le monde gréco-latin vont s’affirmer comme déterminantes aussi bien pour ce qui ressort de la place de l’homme dans la société que pour sa sauvegarde au cœur de la nature. 
Dès le monde gréco-latin ? Oui. Car si ne peut pas dire réellement que le génie romain soit à l’origine de ce que l’on nomme la Science, la scientia, c’est quand même lui, en quelque sorte, qui va orienter ce concept vers celui de techniques et de savoirs technologiques en les institutionnalisant dans un ensemble de disciplines comme par exemple la métallurgie, l’architecture, l’agriculture, l’astronomie, la médecine, la physique, l’aménagement civil et militaire, le droit, etc.

Nous connaissions la passion des Grecs pour la métaphysique en tant qu’ambition suprême de pénétrer au cœur de l’Être et des causes premières. Nous passons désormais à la conviction beaucoup plus concrète et élémentaire que tout ce que nous voyons autour de nous et en nous a un sens, et que ce sens, pour peu qu’on veuille bien y réfléchir, peut être expliqué par la raison. Une transcendance en quelque sorte se pliant raisonnablement à l’immanence, ou si on veut le dire autrement, une immanence ne se présentant plus forcément comme une imperfection en face de la transcendance, mais au contraire comme une archéologie spatio-temporelle indépendante de l’homme et lui donnant son sens.

 A travers le génie romain ? Oui. Mais à travers Aristote aussi. Pourquoi? Parce que si pour ce philosophe la science entendue comme observation est encore une métaphysique (« La science est une philosophie seconde » écrit-il), on commence néanmoins à entrevoir à travers son œuvre, un rapport tout nouveau entre l’âme et le corps, entre le sujet et l’objet. Aux deux mondes de Platon — le monde des idées et le monde sensible — commence à se substituer un seul monde où les vérités dites universelles et immuables perdent progressivement de leur importance, le rôle de l’homme dans la nature prenant de plus en plus d’importance. 

 Nous avions « l’être » comme savoir absolu de la réalité elle-même au sens de Parménide ou de Platon, nous commençons à avoir l’Étant, c’est-à-dire l’homme en tant qu’homme pensant et agissant en tant qu’homme. Une métaphysique qui s’orientera de plus en plus vers une physique expérimentale, c’est-à-dire tout simplement vers l’Homme au sein de la nature, puis vers la personne, et enfin vers l’individu.

« Rien n’est dans l’intellect qui n’ait été d’abord dans les sens », disait d’ailleurs Aristote, posant en quelque sorte, d’une façon certes timide mais néanmoins probante, les bases d’une science empirique. 
Rappelons-nous Platon. Connaissance à ses yeux voulait dire co-naissance, re-naissance, c’est à dire résurrection d’une science omnisciente et d’une philosophie de la vérité existant dans un monde supérieur. 
Désormais, avec Aristote comme pour ceux qui vont marcher dans ses traces, le vrai et le faux n’existent plus en tant que principes immuables. Tout peut se détruire, tout peut être détruit, tout peut être corrigé. Que ce soient les idées philosophiques, scientifiques ou politiques. 

Cette avancée vers l’homme, vers la conscience que l’homme prend peu à peu de lui-même, basée davantage sur l’observation et l’expérimentation que sur des principes apodictiques énoncés par une autorité religieuse politique ou philosophique, elle ne se fera bien-sûr que progressivement et peut-être même encore n’est-elle pas achevée. Mais qu’elle soit évoquée par le doute, la suspicion ou la méfiance, nous la retrouverons à toutes les époques. 
Le conservatisme n’abandonnera jamais l’idée qu’il existe un vrai monde caché, pour ne pas dire protégé, à l’abri de toute compréhension humaine. 
Le progressisme quant à lui gardera sa foi en la puissance de l’homme dans un monde qui est d’abord le sien, quelque forme qu’il prendra au cours des siècles. Que ce soit à travers le mouvement des Lumières, ou encore à travers l’athéisme, l’anticléricalisme, le socialisme, etc.

La pensée médiévale exprime les deux tendances. 
Si d’un côté en effet nous avons les apologistes ou par exemple l’école d’Alexandrie affirmant que « le monde où nous vivons est une manifestation du Verbe, » ou encore comme chez Boèce et Grégoire le Grand que toutes les sciences, la physique, l’astronomie, la géométrie, etc., sont des « routes de la sagesse en vue de mener au banquet divin », bon nombre d’autres philosophes, par exemple Saint Thomas d’Aquin, Saint Anselme, ou Nicolas de Cues commencent à doter l’homme d’un regard plus indépendant. 
Certes, ils continuent de glorifier la grandeur intemporelle de Dieu, mais c’est par l’homme et ses œuvres qu’ils entendent l’établir, ne craignant pas d’affirmer en reprenant à leur compte certaines formulations d’Aristote que « Dieu ne connaît rien d’autre que lui-même », ou que « Dieu reste une fin extérieure à notre pensée. » 
Ils parlent toujours de glorification de Dieu, mais c’est par l’étude de la réalité immédiate qu’ils entendent la fonder, l’observation directe des phénomènes développant un savoir encyclopédique mêlant l’alchimie, le travail des métaux, la médecine, la construction de navires, la roue hydraulique, etc. Une glorification de Dieu qui va se muer progressivement, au cours des siècles, en une glorification de la nature de l’homme. 

Maître Eckhart écrit en ce sens :
Plus Dieu est en toutes choses, plus il est en dehors d’elles. Plus il est au dedans, plus il est au dehors. »
« Celui qui connaît et ce qu’il connaît sont un. »
« La création s’accomplit dans le présent, le passé et le futur n’ayant aucune existence. »
« Tout être du monde créé a sa propre essence, une réalité distincte de la nature de Dieu. »
Ou encore : « Supprimez l’existence et l’univers entier ne vaut pas plus qu’une mouche. Supprimez-là. Autrement dit supprimer l’homme. Et Dieu lui-même tombe dans le néant. »
    Pour ce qui ressort de notre propos, pensons aussi aux thèses de Giordano Bruno, un théologien et philosophe du seizième siècle. 
« Impossible pour l’homme d’appréhender l’univers. »
« Impossible de lui donner une forme parce que cet univers est une illusion et que de ce fait il ne peut faire l’objet d’aucune connaissance. » 
Ou encore : « L’univers est infini, mais sans cercle ni centre. Il existe de multiples terres identiques à la nôtre et de multiples soleils. Les étoiles s’éloignent dans toutes les directions. L’univers n’a aucune forme. »

Regardons les deux phases de cette vision. 
En premier lieu, l’homme ne peut pas comprendre l’univers. En effet « C’est à l’intellect qu’il appartient de juger et de rendre compte des choses que le temps et l’espace éloignent de nous. » Sous-entendu : ce n’est ni aux mathématiques ni à la physique.
Ou encore : « Les sens confessent leurs faiblesses en produisant l’apparence d’un horizon fini, apparence toujours changeante. Car il n’y a pas d’horizon en soi, mais toujours par rapport à un observateur. »
Et en deuxième lieu, malgré tout, l’intellect, de par sa curiosité se doit d’analyser et de chercher à comprendre ce qui existe autour de lui. De comprendre absolument tout, dans tous les domaines, le savoir dans cette perspective devenant une collection de savoirs et de savoir-faire accordant de plus en plus de pouvoirs aux sciences expérimentales et à leur capacité d’affronter et de résoudre les problèmes rencontrés.
Notons à ce propos, tout à fait en marge de notre article, que Kant plus tard dira la même chose. 
« La description de l’univers relève de la philosophie. Elle ne peut être faite ni par des physiciens ni par des scientifiques. » 
Et si elle relève de la philosophie, note-t-il, c’est parce que cette description ou les modèles qu’on peut construire de cet univers n’ont rien à voir avec la réalité. Conception qui peut d’ailleurs justifier, chez Kant, la marque d’un certain conservatisme.

Maintenant, avant de poursuivre, il nous plaît d’évoquer une période historique qui sans doute ne doit pas être la seule, où le progressisme entretient un rapport étrange avec le conservatisme : celui des Chaldéens. 
Selon le prêtre et astronome chaldéen Bérose, leurs savants en effet, entièrement tournés vers le passé, se vantaient de posséder un savoir qui leur venait d’avant le Déluge et qui directement issu des dieux de l’Atlantide leur avait été transmis par un héros civilisateur sorti du golfe arabo-persique nommé quelquefois Adapa, quelquefois Oannès ou encore Enki, fils du dieu Ea.
L’Atlantide, Platon en parle dans le Timée et dans Critias. Mais dans un ouvrage intitulé « La nouvelle Atlantide », Francis Bacon, philosophe et chancelier d’Angleterre décrit lui aussi une cité du même nom, en référence à la première Atlantide dont d’ailleurs, en tant que Rose-Croix, il était fermement convaincu. Y parle-t-il de philosophie ? Non. Ce que développe à ses yeux cette Cité nouvelle, ce sont d’abord les sciences.
« Les Bensalémiens, écrit-il, cherchent à comprendre comment fonctionne la nature. Puis ils l’imitent et enfin la transforment. » 
« Notre Fondation dit-il encore, a pour fin de connaître les causes et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l’Empire humain en vue de réaliser toutes les choses possibles. » 

Bacon évoque leurs recherches concernant la biologie, la géologie (métaux artificiels), la météorologie ou la médecine. 
En biologie, dit-il, ils font pousser de nouvelles variétés de plantes sans semences, ils font vivre sans leurs organes vitaux des quadrupèdes et des oiseaux, ou ils travaillent à les ressusciter. Ils les rendent féconds ou stériles, ils modifient leur couleur, leur forme et leur comportement. Ils créent des serpents, des vers, des insectes ou poissons « à partir de matières putréfiées », et ils savent par avance, quelle espèce naîtra de telle matière et de tel mélange.
Ils font de la prédiction naturelle et peuvent annoncer maladies, épidémies, invasions d’animaux nuisibles, disettes, tempêtes, tremblements de terre, inondations, comètes, températures de l’année. 
Ils ont beaucoup de médicaments et soignent certaines maladies avec des petites pilules grises ou blanchâtres. Ils possèdent une Eau de Paradis bénéfique pour la santé et la prolongation de la vie.
La conservation et les expériences se font dans des grottes souterraines ou dans des hautes tours.
Grâce aux ateliers de mécanique, dit encore Francis Bacon, les Bensalémiens volent dans les airs et se déplacent sous l’eau. Ils ont même découvert le mouvement perpétuel…

 Je ne signale anecdotiquement Francis Bacon et sa nouvelle Atlantide que pour montrer, à l’heure des grandes inventions et découvertes du seizième siècle, le désir déjà impérieux de doter l’humain de tous les pouvoirs d’un véritable créateur céleste.

En résonance avec la définition des deux axes que nous avons évoqués, revenons maintenant à notre propos, et parlons de Descartes, le premier philosophe à introduire une vraie rupture entre conservatisme et progressisme. 
Essentiellement définie par la grandeur et la vérité d’un passé intemporel pour Platon, c’est vers le futur au contraire que va s’orienter la pensée cartésienne dans la droite ligne d’Aristote, de Démocrite ou d’Anaximandre. Une pensée qui, comme le souligne Karl Popper, insiste avec beaucoup de force sur « le caractère manifeste de la vérité. »
« L’univers est un livre ouvert, » avait dit Bacon.
« L’univers est une vaste machine que les scientifiques peuvent démonter et reconstruire pour en comprendre les rouages, » énoncera Descartes.

Puissance de la philosophie opposée à la doxa, pour pénétrer les arcanes du monde et voguer dans la contemplation des idées éternelles : Platon.
Impuissance relative de la philosophie à pénétrer le champ d’une connaissance qui en fait ne dépend pas d’elle et, au contraire, importance et nécessité impérieuse de la science : Aristote, Descartes. D’où une ouverture vers le progressisme, le relativisme, le pragmatisme, l’empirisme, l’optimisme épistémologique, le nihilisme, la liberté, etc. 
Nuançons toutefois :
De la mise entre parenthèses des conceptions présocratiques et socratiques, s’évade encore puissamment l’idée d’un dieu de la nature, l’idée d’un univers articulé autant par le raisonnement philosophique que par une démarche purement scientifique. C’est même pour restaurer en quelque sorte une métaphysique du divin que Newton construira plus tard son œuvre scientifique. 

« Le monde est élégant, ordonné, harmonieux, écrit-il. L’étude mécanique des phénomènes doit donc avoir comme but de prouver, à travers la multiplicité des phénomènes, la perfection créatrice de Dieu. »
Car rien en effet, dans un système aussi parfait, ne peut s’expliquer sans la volonté d’un être supérieur, la science de la nature devant toujours servir, sans faillir, la pensée métaphysique de l’UN, souverain et dominateur.
Quand Newton dit d’ailleurs : « Dieu est UN et le même Dieu, toujours et partout », et qu’il ajoute que la diversité des choses créées, chacune à sa place et en son temps ne provient que de la volonté du UN, on comprend que pour lui le variable est sous-tendu par l’invariable. Que le multiple et la diversité se ramènent en fin de compte à l’immuable.

Plusieurs séquences au vingtième siècle et particulièrement dans sa deuxième moitié vont perturber ou inverser ces données. Plusieurs événements vont les brutaliser ou les exacerber avec tant de violence que pour ce qui ressort de notre sujet, ni le conservatisme ni le progressisme n’en sortiront indemnes. Nous connaissions l’Être et l’homme ; surtout l’Homme universel. Nous allons désormais rencontrer la personne puis l’individu. Et en tant qu’individu, nous allons souvent nous trouver en face d’un petit être incertain fermé sur lui-même, sans passé ni avenir très clairs. Un être rebelle et exigeant, doutant à peu près de tout.

Voyons d’abord le progressisme.

La révolution industrielle du dix-huitième siècle qui avait conduit, par l’essor des innovations, à imprimer au monde moderne une croissance économique indéniable, l’esprit philosophique et culturel des Lumières combattant avec vigueur l’obscurantisme et les superstitions religieuses, avaient fait croire au progressiste que l’Histoire a un sens et que ce sens, défini par un développement bénéfique des sciences et des techniques l’engagera dans un processus de justice sociale et de bien-être continu. Or les conflits mondiaux du vingtième siècle, les crimes et ignominies des grands despotes totalitaires tels Hitler, Staline, Mao, Pol Pot responsables à eux seuls de plus de 130 millions de morts, les nombreux génocides, les multiples figures de la barbarie et de cruauté, les guerres coloniales, le crime organisé, le trafic d’organes, le tourisme sexuel, la multiplication des armes chimiques et biologiques, etc., lui font penser soudain  le contraire : loin de le diriger vers un humanisme « bon enfant » ou vers un « paradis lumineux » tant vanté par ses ancêtres, c’est au contraire vers un désordre mondial de plus en plus criminel qu’ils l’entraînent, dans un effondrement dûment programmé de toutes les valeurs.
La science elle-même, la science qui jusque-là paraissait écraser tous les préjugés et les ignorances en dotant la conscience moderne d’un luxe d’innovations et d’inventions remarquablement bénéfiques, semble désormais participer au grand jeu de massacre. Rappelons par exemple Hiroshima et Nagasaki. Ou encore Tchernobyl et Fukushima. Rappelons les 2000 essais nucléaires et leurs matières radioactives contaminant la planète.  

Pensons aussi aux multiples métiers détruits par la mise en œuvre des nouvelles technologies. 

Née d’une industrialisation galopante changeant radicalement les modes de vie, la nouvelle société semblait libérer l’homme et la femme des tâches épuisantes. Elle semblait chasser les préjugés et le fanatisme. Elle se proposait par l’éducation et la recherche scientifique d’éradiquer les maladies, ou encore, par des moyens de transport de plus en plus rapides, de rapprocher les hommes et les continents. 
En fait, le progressiste découvre les méfaits d’une urbanisation gigantesque et incontrôlable, l’exploitation d’une main-d’œuvre sous-qualifiée, le dépeuplement des campagnes, la destruction des forêts, la pollution de l’air et des océans, une inégalité croissante entre les hommes et entre les États, des crises et des conflits de plus en plus meurtriers. Mieux. La technique à ses yeux se développe dans tous les domaines à un rythme si rapide, qu’elle lui paraît désormais ronger la totalité de la planète. Que deviennent en outre les valeurs morales, ou simplement la liberté dans un monde où la robotisation et l’informatique prennent tant de place ?
Cherchant partout des outils pour endiguer ces problèmes, ou plus exactement des causes qui leur donnent un libre accès à la lumière, il en trouve de tous les côtés. Dans la critique et l’accusation, plus rien à ses yeux ne devient tabou. 

Déjà la connaissance. Que ce soit la philosophie moderne, la relativité générale ou la mécanique quantique, qu’apportent-elles de plus précis ou de plus juste à la vision antérieure du monde décrivant le réel ? Que mettent-elles en avant ?
Elles mettent en avant l’idée que le monde n’est pas aussi déterminé que la philosophie ou que la science classique pouvaient le laisser supposer. Il n’est pas en tout cas tel qu’on l’avait cru avec tant d’innocence. Il pourrait même avoir d’autres formes.
 Par exemple, ces formes pourraient bien n’être jamais définitives, car il semble bien que chaque observateur est en droit de voir les siennes. Alors on ne saisirait plus le monde comme une sphère ou une surface, chaque individu vivrait dans sa bulle au sein d’un univers constitué de milliards de bulles en relation les unes avec les autres. En relation ou pas. 

Évidemment, dans un tel système, ni un réalisme objectif, ni un déterminisme quelconque ne pourraient encore garder un sens, car tout, dans une telle vision s’apparenterait davantage à une prise en compte de hasards et de probabilités, la disparition d’une objectivité du monde étant même au cœur de cette nouvelle description. 
Loin donc désormais d’avoir devant nous un bloc espace-temps clairement délimité, nous pourrions bien n’avoir qu’une expérimentation de phénomènes observés, expérimentation qui serait finalement la seule réalité de l’univers. 
S’ajoute en même temps aux yeux du progressiste tout ce qui, précisément, lui paraissait représenter un progrès indéniable. Par exemple la mondialisation, qualifiée alors d’heureuse, car présentée comme une extension des biens de consommation à toute la planète. Par exemple les bienfaits partout annoncés d’une intégration européenne réussie. Ou encore l’ouverture des frontières annoncée pour faciliter le commerce et une plus grande liberté de circulation des hommes. Ou l’industrialisation planétaire perçue comme une lutte efficace contre le chômage et la misère.

D’où désormais pour le progressiste deux options.
Soit considérer cette science comme une simple superstition, aucune conscience en effet, aucune épistémologie ou même aucun dieu ne pouvant prétendre donner un sens à la totalité du monde parce que n’existeraient ni cette conscience ni cette totalité. 
Soit la considérer comme elle lui paraît désormais s’imposer : un moyen brutal de maintenir vivace un ordre établi, un dogmatisme manichéen et discriminant couché voluptueusement sur de vieilles conceptions périmées aux objectifs moraux pernicieux. 

Contraints par le format de notre article à éluder beaucoup d’extensions de ce progressisme actuel, simplifions notre propos en évoquant les trois courants qui aujourd’hui, aux yeux du conservateur, semblent l’incarner avec plus de force. Nous en ferons autant ensuite avec le conservatisme.

Le premier courant qui lui vient à l’esprit pourrait regrouper par exemple ceux qui se définissent comme écologistes, antiracistes, intersectionnels, genrés, partisans de la cancel-culture, queers, etc. Englobons-le pour lui sous le terme générique de wokisme.
Héritée en grande partie de l’esprit de la phénoménologie et des sciences modernes, le conservateur définit en effet cette mouvance comme un mouvement radical de déconstruction. Déconstruction de quoi ? Déconstruction d’à peu près tout ce qui constitue les paradigmes de la pensée occidentale, pour ne pas dire de la totalité du monde occidental. 
Souvent influencé, peut-être à son insu, par des philosophes tels que Foucault, Derrida, Deleuze, Lacoue-Labarthe, ou même Heidegger, il est aux yeux du conservateur un courant universitaire d’abord très minoritaire, puis politique et entrepreneurial qui investit rapidement le Canada, le Royaume-Uni et l’Europe. 
Notons à cet égard que chez les philosophes français mentionnés, la notion de déconstruction ne se présentait pas réellement comme une destruction. Dénonçant certes la primauté de la parole sur l’écrit, remettant en cause la phénoménologie husserlienne en ce que pour eux elle restait très attachée aux définitions classiques du Temps et de la conscience, remettant en cause la binarité de toute métaphysique occidentale dans son articulation des concepts, elle était loin d’impliquer une volonté radicale d’intersectionnalité ou de cancel culture. Il s’agissait en fait d’interroger les certitudes acquises autant que les problèmes d’identité ou de sexualité afin de voir dans quelle mesure ces « prétendues » certitudes jonglaient ou souhaitaient le faire avec des techniques de contrôle et de soumission. Pas du tout donc en un premier temps avec l’idée de les anéantir mais, par une analyse des mécanismes économiques et scientifiques, dans le but de les comprendre et peut-être de les dépasser.
Ce qui, à en croire les conservateurs, n’est pas le cas des wokistes. Eux, en tant qu’adeptes de la cancel-culture et de la recherche forcenée des discriminations, ce qu’ils semblent avoir en effet en vue, c’est avant tout la destruction. C’est la correction de l’Histoire ou son effacement ; c’est la pratique de l’autodafé, c’est la volonté agressive de renommer les rues, de décapiter les valeurs fondatrices de l’Occident, de rééduquer les masses.
A proprement parler, il ne s’agit pas d’ailleurs aux yeux des conservateurs d’une philosophie, mais d’une idéologie radicale rejetant la culture gréco-latine et européenne, rejetant l’art classique, rejetant l’universalisme républicain, réécrivant entièrement l’Histoire, au motif décisif que pour eux toute la civilisation occidentale n’est finalement que la création arbitraire de « vieux Blancs hétérosexuels dogmatiques et impérialistes. »
Le physicien danois Niels Bohr répugnait à considérer l’existence d’une réalité objective valable quel que soit l’observateur. Eux aussi, à en croire les conservateurs, dans leur définition du wokisme.
Bohr disait : « Pour le platonicien, l’être réflexif est passif, c’est un contemplateur, un découvreur de ce qui préexiste, un chercheur qui doit écouter la nature elle-même. Moi, au contraire, je suis un positiviste qui croit que les théories physiques ne sont que des modèles mathématiques que nous construisons et qu’il n’y a pas de sens à demander si elles correspondent à la réalité, mais seulement si elles prédisent les observations. »

Sans être ni physiciens ni mathématiciens, eux, à en croire les conservateurs, disent la même chose. Que ce soit dans n’importe quel domaine visé ou établi, il n’y a ni endroit ni envers véritablement prononcé, ce qui est proche est comme ce qui est lointain, ce qui paraît faux est sans doute vrai ou le contraire, ajoutant que les progrès scientifiques tant vantés sont un mythe — l’attitude wokiste étant essentiellement à leurs yeux une volonté de briser les barrières et les codes d’un monde occidental autoritaire, prétentieux et raciste, fait uniquement par et pour les Occidentaux.  
 « Il faut faire sauter la vie de ses gonds ! » avait dit l’écrivain italien Emilio Marinetti.
Aux yeux des conservateurs, leur désir est de faire pareil. Concepts, croyances, dogmes, lois de programmation ne sont que des coquilles vides de sens et de vérité. Ce qu’il faut, c’est éliminer définitivement les idées occidentales comparables à des vêtements usagés et nocifs qu’on a collés sur la peau de toutes les minorités et de toutes les victimes. Des vêtements n’ayant comme fonction que de laisser fermenter leur chair, de la laisser croupir dans l’humiliation d’un esclavage millénaire, sans ouverture aucune sur un monde fait sans eux et surtout pas pour eux.

S’ajoutant à ces récriminations, la volonté de détruire ce que les wokistes appellent les idoles toxiques et vénéneuses des Empires millénaires coloniaux est également soulignée avec force par ces mêmes conservateurs.  Jules César, Napoléon, Colbert, Voltaire, Christophe Colomb, Descartes, Buffon, par exemple, ne sont que des « momies statufiées, » de vulgaires racistes ou esclavagistes  qui au cours de l’Histoire n’ont fait que promouvoir une discrimination sexiste et criminelle.

La plupart des conservateurs intègrent à ce courant les LGBT, les queer, ou encore les écologistes. Pourquoi ? Parce qu’à leurs yeux tous ces groupes, ces «  bons apôtres » d’une nouvelle religion leur paraissent mener un combat radical, sans nuances, contre les acteurs responsables de la destruction et de la dégénérescence mondiale. 
Leurs ennemis n’ont d’ailleurs pas hésité, en les évoquant, à les comparer aux premières hérésies chrétiennes, le péché originel ici étant la représentation « du mâle dominant blanc. » Soulignant au passage que se réveiller (woke), c’est d’abord se repentir et prendre conscience que la seule quête valable sur la terre est la quête du salut.
Ces mêmes ennemis reconnaissent certes que cette religion semble ne pas posséder de dieu. Du moins un dieu chrétien. Elle possède néanmoins à leurs yeux un monde originel, un monde créé ex nihilo qu’il faut retrouver, un monde pur, le créationnisme étant aux yeux de ces nouveaux apôtres ou de ces fidèles d’ailleurs souvent virtuels, la forme primitive la plus élaborée de l’univers. 
 « Elle n’a pas de dieu tel que le monothéisme l’enseigne, elle n’a pas un monde évolutif », disent-ils. Elle a en revanche une croyance. Une croyance en « la Bête blanche immonde » ; la Bête féroce et vindicative qui doit être combattue sur tous les terrains pour redonner aux hommes (noirs) leurs vertus et pouvoirs primitifs.

Le deuxième courant de ce progressisme moderne peut être assimilé, toujours aux yeux des conservateurs, à ce que l’on désigne généralement sous le vocable de gauche et surtout d’ultragauche, lequel se distingue essentiellement par toutes formes de rejets :
Rejet des pouvoirs régaliens, rejet du syndicalisme, rejet du capitalisme, rejet de la démocratie parlementaire, rejet des partis politiques et d’ailleurs de la politique elle-même, rejet des luttes « interclassistes » programmées par le trotskisme ou le léninisme, rejet des initiatives militaristes et putschistes d’inspiration maoïste, etc.
Pour être mieux défini, ce courant progressiste pourrait être bien sûr divisé en plusieurs sous-courants parfois contradictoires, encore que tous insistent d’une manière constante, aux yeux des conservateurs, sur la nécessité d’une révolution visant à la destruction de tous les dogmes et de toutes les inégalités maintenues en vigueur par les puissances capitalistes et libérales. S’y ajoutent dans ce courant la reconnaissance de la lutte des femmes pour le droit à disposer de leurs corps ainsi que pour une parité et équité salariale ; la lutte contre la maltraitance animale, le combat permanent contre la destruction de la nature par les grands monopoles, enfin la lutte pour une reconnaissance de toutes les minorités, qu’elles soient ethniques, culturelles, ou sexuelles. Toutes en même temps s’opposent à la notion de délibérations publiques ou de débats parlementaires comme moyens de régler les conflits ; la violence radicale, sans limites, et la violence seule étant susceptible de bousculer et de changer les lois étriquées, corrompues et incorrigibles du monde.

Parlons enfin du troisième courant. Un courant que le conservatisme rattache généralement à la philosophie et aux sciences modernes comme projet d’un nouveau monde à créer ; un monde encore inimaginé, peut-être interstellaire dont on ne pourrait même pas dire à quoi il ressemblerait, d’autant que même la philosophie ou les sciences qui contribueraient à le mettre en route pourraient être amenées rapidement à s’effacer pour laisser la place à des outils, à des concepts ou à des réalisations bien au-delà de la science-fiction. 

Un « marqueur » évident de ce courant philo-scientifique par rapport aux deux précédents, c’est qu’il rompt par bien des points avec la vision aristotélicienne, newtonienne et même einsteinienne. 
L’univers avec eux reposait sur un socle stable défini par des lois. La connaissance pouvait l’appréhender. Elle essayait du moins de s’en donner les moyens. 
Désormais, avec la physique quantique, ou les multivers, nous pourrions nous trouver dans un nouvel espace, un non-lieu peut-être même, sans espace et sans Temps.
Tout ce qui touche à la téléportation, aux voyages dans le passé comme dans l’avenir,  à l’intrication,  aux moteurs antimatière, aux champs de force érigés au dessus des nations ou autour des planètes, à la création d’un nouvel homme, à la possibilité de jongler avec plusieurs univers, en un mot aux approches théoriques les plus extravagantes, devient aux yeux de ces scientifiques un objet de recherche décisif, pour ne pas dire enthousiasmant qu’il convient de poursuivre sans faille, quelque risque et péril qu’ils puissent amener.

N’étant plus ici dans la continuité d’une pensée héritée de nos ancêtres, c’est à dire de lois fondamentales qui régissaient les sciences physiques jusqu’au début du vingtième siècle, il est évident que pour le conservateur, le déploiement de ce champ inconnu presque vide aux perspectives infinies ne peut que lui donner le vertige, le faire rire, ou apporter l’effroi et la peur à tous ceux qui, comme lui, figés dans le cadre d’un destin chronologique rédigé par des millénaires de préjugés et d’erreurs, sont incapables de se transgresser.
D’autant que pour ces chercheurs d’un esprit tout nouveau, il ne s’agit pas là d’une aventure saugrenue, d’une quête soudaine d’inconnu, mais d’une nécessité, d’une obligation scientifique rigoureuse sans limite d’interdit. 

La navigation des univers à travers le temps, l’idée de fabriquer des étoiles ou même des galaxies, l’étude des ponts qui relient la mécanique quantique aux propriétés de l’espace-temps, voilà bien-sûr ce qui peut inciter l’esprit conservateur traditionnel au mépris ou à l’ironie. Car l’individu n’est plus un, le monde n’est plus unique, la notion de créateur divin ne peut plus être pris en compte d’une manière philosophique ou religieuse traditionnelle. Peut-on même dire dans ces envolées que l’entropie a encore un sens ? Que l’Histoire a un sens ? Que les grands problèmes de la métaphysique dont Heidegger disait qu’ils n’épuiseraient jamais les arcanes de l’Être puissent encore se poser sans amener un sourire sur les lèvres ? 

Harmonie du monde, beauté du monde, vérité de l’homme en présentiel pourraient lâcher prise, nous laissant bien en deçà du réflexif, de l’imaginaire, du sens des choses, de l’observation, etc. 
Peut-être sur ce chemin pourrions-nous retrouver un instant Héraclite qui se définit comme « un prophète parlant d’une bouche égarée » ; mais ce serait là comme un esprit très loin du monde intelligible de Platon où « naître, c’est déchoir », où la « naissance est une chute », où elle est un plongeon dans le monde pernicieux des mensonges et des illusions. Danger insondable pour les conservateurs, elle est plutôt, aux yeux des  révolutionnaires, une irrésistible ascension.

Après avoir suivi très sommairement, et toujours selon nos référents de base, l’évolution du progressisme au vingtième siècle, ou du moins une certaine évolution du progressisme européen en tant que pensée politique et philosophique vue par les conservateurs, voyons maintenant celle du conservatisme selon les mêmes données, c’est-à-dire au regard de l’esprit progressiste.
Déjà, en préambule, nous pouvons affirmer que les principales revendications conservatrices s’établissent en opposition aux thèses et aux actions conduites par la pensée progressiste.

Ce que la vision progressiste rejette et combat, la vision conservatrice le revendique et le défend comme elle peut. Pourquoi ? Parce que toujours partisane de la pensée platonicienne d’un monde parfait extérieur au nôtre, elle se méfie de l’innovation, des prétendues améliorations sociales et sociétales, du rôle de la science en tant que phare de l’avenir — ce qui existe ou a existé étant toujours préférable à ce que l’on annonce comme des avancées impératives et cruciales de la modernité.

Le moralisme puritain tel que les Anglo-Saxons le connaissent lui est évidemment étranger. Mais les valeurs traditionnelles surnagent, comme des garants de la permanence, de la stabilité et surtout de l’identité ; en précisant toutefois que l’espèce de combat idéologique qui se livre entre les valeurs traditionnelles de l’Occident et celles du Christianisme penche davantage et de plus en plus vers celles d’un nationalisme exacerbé par les mutations démographiques ou par le développement des grands monopoles financiers.
Combat à plusieurs niveaux. Mais surtout entre les défenseurs de l’État nation héritier des siècles passés et ceux d’une nouvelle forme de gouvernement privilégiant certaines racines du monde occidental, pas toutes cependant, le passé étant quand même reconnu comme le passé, donc comme un temps désormais disparu qui ne saurait rien amener de décisif pour les siècles à venir.

Il faut bien reconnaître pourtant qu’aux yeux du conservateur, le chemin entre toutes les oppositions est étroit. La désindustrialisation, les grands mouvements migratoires, les valeurs civiques et familiales, l’impossibilité pour la représentation parlementaire de régler les nombreux problèmes nouveaux posés aux sociétés occidentales, comment les mettre en phase avec les principes d’un monde gréco-judéo-chrétien où la transcendance n’était pas alors perçue comme une faiblesse et une lâcheté ?
Et pourtant d’après ce conservatisme, c’est vraiment cette alliance des racines chrétiennes issues de l’héritage historique et d’une identité moderne prenant en compte l’épanouissement de la famille traditionnelle à travers la nation, l’art et la culture occidentale qu’il importe de défendre et même de glorifier. 

« Résistance » est son maître-mot.

Résistance aux nouveaux Empires colonisateurs, par exemple la Chine ou le monde arabo-musulman, mais aussi résistance au politiquement correct des gouvernements européens et aux insultes méprisantes de l’ultra-gauche pour qui le conservatisme n’est qu’une abomination fasciste et toxique. 

 Revenir à ce qu’il appelle « la loi naturelle » est, pour le conservateur, une nécessité radicale.
Ainsi, tout ce qui met en danger à ses yeux la famille et la nation, doit être combattu.
Le conservateur français par exemple ne s’en cache pas. C’est même son étendard. Il existe pour lui une France éternelle, il existe une identité forgée par la nation et la tradition et naturellement transmise comme un héritage sacré qu’il lui revient de protéger.
La défense des frontières nationales fait partie du combat.
La lutte contre le pouvoir bruxellois qui sous couvert de progressisme et d’humanisme régénérateur anéantit à ses yeux le pouvoir décisionnaire des États, est une nécessité vitale.
Pour lui, les minorités ethniques ou sexuelles sont des réalités imaginaires 
qu’il convient de combattre. 
Le transhumanisme est un facteur de destruction des vieilles valeurs fondatrices de l’Humain. 
Le combat contre un Islam conquérant, un Islam soucieux d’instaurer un État universel fondé sur l’application de la shari’a et dont le but est « d’islamiser la modernité », est également capital à ses yeux. 

Qu’arrivera-t-il à ces deux visions ? A ces deux souffles qui ont donné à l’Occident, du moins jusqu’à aujourd’hui, sa respiration ? Se maintiendront-ils au sein des bouleversements et des conflits de plus en plus violents ? Seront-ils happés par un nouveau souffle alliant compréhension métaphysique du passé et pouvoir scientifique du présent ? Dit en termes philosophiques : « passage d’une phénoménologie transcendantale à une phénoménologie herméneutique »? Seront-ils irrémédiablement condamnés par l’apparition déjà prégnante d’un futur audacieux et imprévisible ? 

Aujourd’hui, dans ce débat compliqué, deux voies peut-être superposables nous semblent ouvrir ou au contraire fermer le paysage. 

Une première voie bordée de barbelés conduisant à une immense forteresse : un lieu rempli d’œuvres d’art, de moments historiques grandioses, de réalisations prodigieuses, bref un immense parc ou un tombeau regorgeant de merveilles et d’horreurs millénaires contemplé par un fantôme dont les pensées, sans cesse remâchées, pourraient trouver leurs conclusions dans ces phrases de Jean Starobinski extraites de son ouvrage : L’encre de la mélancolie : 
« Une perte de relations entre le regardant et le regardé. Un sujet mélancolique, privé d’avenir, tourné vers le passé, ravagé, qui éprouve la plus grande difficulté à recevoir et à rendre un regard. Un être incapable de faire face,(et qui de ce fait)  a le sentiment que le monde est aveugle à sa misère. (Un être) déjà mort dans un monde mort… »

Et à l’opposé – ou en parallèle – une deuxième route conduisant à un champ de ruines joyeuses, à un temple gigantesque, peut-être à une arène, où l’on pourrait voir s’ébattre toutes les racines et les ramifications du monde occidental. Un lieu peuplé de censures, d’interdits, d’opprobres. Un désert rouge rempli de clowns rieurs installés sur des mottes de concepts périmés, de passés défeuillés, attendant de voir s’envoler, surgi d’on ne sait où, un Phœnix inconnu cherchant à modeler un espace tolérable susceptible de les doter d’un souffle régénérateur.
Mais autre chose aussi, peut-être bien…

Publié en extraits dans philosophie.ch, le 20/07/2022