Sans trop entrer dans les détails et les subtilités qui nous entraîneraient très loin, tentons simplement d’aborder à travers les siècles, le concept de réel et de réalité. Nous pourrions d’ailleurs aussi bien parler de réalisme parce que les trois mots ont la même étymologie.
La réalité, de par son étymologie latine, c’est la res, « la chose », c’est-à-dire tout ce qui concerne l’objet et le bien, à l’exclusion de la personne. Ce réel, cette réalité, c’est ce qui appartient à ce qu’on appelle l’objet, à ce qui est placé devant nous ou qui se donne à nous. C’est essentiellement ce qui appartient à la nature, et qui, en tant qu’objet, fait partie d’un processus physique dont on peut observer la texture et le développement.
Le contraire de réel, de réalité, c’est originairement, la personne. Personne, persona, un concept probablement dérivé d’un mot étrusque, phersu, persu, signifiant « masque ». C’est par exemple le masque d’un homme de théâtre, donc en quelque sorte le visage irréel d’un homme, l’illusion d’un visage réel.
Chez Platon, il existe pourtant une différence essentielle entre le concept de réel et celui de réalité. Même si parfois, les deux notions ont tendance à se confondre ou à s’imbriquer au fil des dialogues.
La réalité pour Platon, du moins dans certains dialogues, c’est la réalité sensible, c’est celle qui désigne l’aspect physique des choses. Il faut bien préciser, en parlant des choses, que ce sont celles qui existent indépendamment d’un sujet. Alors que le réel, ce qui existe réellement et qui n’est pas illusion, c’est le monde des Idées. C’est le monde supérieur du logos. C’est le monde duquel on peut dire, à la suite d’Héraclite : « Tout est Un ». Le réel, c’est la parole essentielle, c’est le penser, l’être et le dire.
Pour indiquer la réalité – différente en ce sens du logos – Platon utilise d’ailleurs le mot « ousia ». Ousia, c’est la substance. Cette substance deviendra plus tard ce qu’on appelle l’essence. Mais là, surtout dans les premiers dialogues de Platon, c’est quelque chose sans couleur, sans forme, c’est le sensible relevant des degrés les plus bas. C’est à propos de cette réalité que nous sommes tenus de nous poser la question : « Qu’est-ce qu’une chose est, quand cette chose se trouve précisément être ce qu’elle est ? »
On peut rapprocher ce concept de celui énoncé dans l’allégorie de la caverne. Cette chose — cette substance — existe bien, mais elle ne traduit pas le réel. En tant que première substance, elle n’introduit pas l’essence qui sera plus tard, en revanche, l’objet de la deuxième substance. Un « sensible singulier » comme le dira Aristote. Quelque chose qui en soi n’est pas déterminé parce que, répétons-le, ce qui est réel, c’est l’essence. C’est l’intelligence dont on peut dire qu’elle est « l’œil » de l’âme.
Chez Platon et Aristote, tout n’est pas toujours à vrai dire aussi clair.
Ousia a parfois la signification de ce qui est le plus réel. Ce qui est la vraie réalité.
En fait, on voit déjà la perspective qui se dégagera bientôt du développement de ce concept. La réalité est ce qui, par « l’objet », par la « connaissance » que je peux avoir de cet objet (substance indépendante de moi), me permet d’accéder au Réel. A la réalité de l’être.
Voyons le concept de « réalité » chez Parménide.
Pour ce philosophe, l’être est. Le monde est. Rien n’est pas. La réalité est ce qui est, c’est donc tout, car tout est. Ce qui est, l’être, le penser, le parler, sont une seule et même chose. Et en même temps, ce qui est, (parce que ce qui est doit toujours être conçu comme ce qui est en train d’être) est forcément intelligible, non créé et intemporel.
Si penser, parler et dire ont un sens, et fatalement ils en ont un puisque ce concept est celui de l’être « en train d’être », donc un éternel présent qui est l’être, le penser et le dire, alors la tâche de la philosophie est de saisir cette réalité, donc de saisir l’être en tant que sujet et de saisir en même temps ce qui est l’objet de cette réalité en train d’être.
Dans ce schéma de la réalité, ce qui n’est pas en train d’être n’existe pas. Et si cela n’existe pas, ce n’est raisonnable ni de l’imaginer, ni de l’exprimer. Vouloir persévérer dans cette voie ne peut être, aux yeux de Parménide, que contre-productif et de surcroît sans intérêt.
On comprend alors, dans cette perspective, que ce qui est la réalité est nécessairement « un tout » achevé. Attention cependant. Si être c’est la réalité, et si être est d’abord la vérité du discours, donc le monde permanent de la vérité, il ne faut pas considérer la doxa qui lui est opposée – « l’opinion » qui nous présente les choses comme toujours changeantes – en dehors de la réalité. On peut dire, en ce sens, que la pensée parménidienne présente la réalité comme une conciliation de ce qui est permanence de l’être et changement non moins permanent de ce qui est la manifestation des phénomènes physiques extérieurs.
Revenons à Aristote.
Qu’est-ce que la réalité pour Aristote ?
Pour lui, est réalité tout ce qui est substance. L’être animé, l’être inanimé, le végétal, le minéral possèdent donc une substance, (c’est-à-dire étymologiquement quelque chose, une matière qui est un socle) et donc qui peut être appréhendée par l’esprit. Certains philosophes plus tard considéreront que cette notion de substance n’a aucun sens, et qu’en utilisant ce terme, on ne peut pas du tout rendre compte de la réalité. Mais cette notion de substance traversera pourtant les siècles avec l’idée que la substance est une espèce de substrat donnant aux choses mouvantes et changeantes, leur réalité temporelle. C’est d’ailleurs pourquoi la plupart du temps, et pour simplifier, on fera de cette substance une essence, le principe sous-jacent de la réalité.
La réalité dans ce sens est donc bien ce qui est défini par la substance.
Il faut remarquer que chez Aristote, le corps, la substance corporelle ne sont pas opposables à la substance pensante, celle de l’esprit. On est toujours dans la logique parménidienne : penser et être : un même étant.
Ce sera le contraire pour Descartes. Le corps, substance matérielle, doit être opposé à l’esprit, substance spirituelle. Le philosophe Berkeley ira même plus loin. Du fait que pour lui, exister c’est uniquement percevoir et être perçu, il sera évident que cette substance matérielle ne sera qu’un ensemble de perceptions, le mot «matière » à proprement parler ne signifiant rien. La réalité, dans cette optique, sera uniquement l’ensemble de nos perceptions.
Essayons maintenant de saisir ces concepts de réalité et de réel à travers la pensée des philosophes médiévaux.
Pour le premier Christianisme, et au fond comme synthèse de la pensée platonicienne et aristotélicienne, il existe une unité profonde entre l’esprit, l’âme et le corps. Entre l’esprit et la matière. Cette unité est ce qui constitue la réalité du monde.
On peut lire dans un texte du 4ème concile de Constantinople (an 869) :
« L’unité de l’âme et du corps est si profonde que l’on doit considérer l’âme comme la forme du corps ; c’est-à-dire, c’est grâce à l’âme spirituelle que le corps constitué de matière est un corps humain et vivant ; l’esprit et la matière, dans l’homme, ne sont pas deux natures unies, mais leur union forme une unique nature. »
Un texte très clair dont l’allusion à Aristote montre déjà les deux options de la réalité pouvant être prises en compte.
Soit l’homme est une substance à l’égard de la nature, et donc il faut le considérer comme un être indépendant au sein d’une réalité matérielle.
Soit l’homme est une non-substance à l’égard de la nature, disons plutôt un mode de la substance divine, et donc il est projet et objet de Dieu.
Deux options donc bien établies :
1 – soit un réalisme qui affiche clairement l’existence d’une réalité extérieure à l’homme, mais que l’homme par son intellect peut connaître.
2 – Soit un idéalisme où le monde n’est qu’une représentation de Dieu, donc de l’Esprit. Le monde alors est l’objet de ma représentation.
La philosophie médiévale connaîtra les deux termes.
Nous avons posé la question : « Qu’est-ce que la réalité ? Qu’est-ce que le réel pour la pensée médiévale ? »
Attardons-nous un instant sur des temps plus anciens.
Pour les Mésopotamiens, ou les Sumériens, comme d’ailleurs pour les premiers Grecs, le réel, la réalité physique dans laquelle nous baignons, l’espace géographique de la réalité est une espèce de sphère divisée en trois : les étoiles dans la partie supérieure, c’est-à-dire le ciel et les dieux. La terre au milieu, plate et finie avec les hommes. Les enfers en bas. C’est à dire la vie inférieure avec les démons. La mer extérieure est un océan qui entoure complètement la terre.
Au Moyen-Âge, la représentation géographique de la réalité qui nous baigne est différente. En premier lieu, elle a hérité de toute la culture antique dont bien-sûr la culture grecque et latine, mais surtout elle a enrichi ses connaissances de toutes les encyclopédies et de toutes les compilations vulgarisatrices qui sont la marque de la science antique.
Voyons par exemple, à travers le philosophe et historien Etienne Gilson, l’image du monde qu’en donnent les penseurs du douzième siècle.
Qu’en est-il d’abord du mot « monde ? » Venant du latin mundus, il signifie ce qui est partout en mouvement, en action, la totalité de l’univers étant considérée en perpétuel mouvement.
Ce monde – cet univers – est vu comme une boule. Une boule dont l’intérieur est divisé en plusieurs parties comme celui d’un œuf.
Au centre du jaune d’œuf, la petite boule de graisse, le petit germe apparent est la terre. Le jaune est la région de l’air chargée de vapeurs. Le blanc est l’éther. La coquille est le ciel. Ce monde a une origine. C’est sa création par Dieu. La pensée du monde par Dieu est antérieure à son existence. Dieu le pense en projet, l’organise selon un plan précis, et sa projection est ce qui le met en route.
Le monde sensible est créé à partir de là. C’est le monde de la matière qui reçoit toutes les manifestations et les formes nées de cette matière.
Ce monde est fait de quatre éléments liés entre eux.
La terre est de forme ronde. Elle a une circonférence d’environ 180 000 stades, soit à peu près 33 750 kms. Un océan l’entoure.
La surface de la terre se distribue en cinq zones. Deux zones au nord et au sud inhabitables à cause du froid. Une zone au milieu inhabitable à cause du chaud. Le reste habitable comprend trois zones : l’Europe, l’Asie, l’Afrique.
Si l’on s’en tient à la conception parménidienne « Ce qui est, est, et tout est, » on pourrait presque dire que nulle conception de la pensée ne se rapproche plus de ce concept que la pensée médiévale. Tout existe pour elle, rien ne se tient en dehors, ce qu’on imagine, ce qu’on croit, ce qu’on veut croire ayant autant d’existence que ce qui est présent à nos yeux. Il n’y a pas d’imaginaire en tant qu’imaginaire. Tout s’inscrit dans le cercle édifié par Dieu. C’est normal. Si Dieu est cette présence universelle douée de toutes les qualités, sa création est infinie. Il peut donc manifester au monde l’ensemble illimité de toutes les potentialités.
Pour Aristote ou Platon, le monde des Idées est un concept. C’est évidemment quelque chose qui existe. C’est une essence. Mais c’est une abstraction.
Dans la pensée médiévale, tout est réalité. Tout est objet de connaissance. Ainsi le Paradis n’est pas dans les cieux. Il est sur terre. Il est à l’Est, sur la terre asiatique, tel que le décrit la Genèse. Il est inaccessible car une muraille d’or l’entoure, mais on peut l’observer en s’approchant de lui assez près.
Certaines régions sont le domaine des dragons, d’autres sont le royaume de Gog et Magog, les géants bibliques. Dans les montagnes se trouvent les pygmées, pas très grands. Ils se reproduisent à l’âge de 3 ans et sont vieux à huit ans. Certaines peuplades tuent leurs vieux parents pour les manger, et parmi les monstres humains qui habitent certaines contrées, il y en a qui courent sur un seul pied plus vite que le vent. Il y a des hommes sans tête avec des yeux dans les épaules. D’autres ont le nez et la bouche sur la poitrine.
C’est du feu que se forme le corps des anges quand ils viennent sur terre.
La distance de la terre au firmament est de 164 000 kms. Le ciel tourne sur ses deux pôles comme une roue sur son axe, et les étoiles tournent avec lui.
« Comme le monde s’étend dans l’espace, il dure dans le temps. »
Le temps a commencé avec le monde et il durera autant que lui. On le compare à un câble tendu d’orient en occident. Un câble qui s’enroule chaque jour sur lui-même jusqu’à ce qu’il soit complètement enroulé.
On a là quelques éléments anecdotiques d’une science médiévale élémentaire, et en même temps, comme tout ce qui touche à la cathédrale, ou aux bestiaires, ou aux œuvres d’art, peintures, sculptures, on peut se rendre compte des tentatives toujours plus variées, plus étendues, de vulgariser la totalité de ces connaissances.
Bien-sûr, les philosophes voient le monde différemment, même si, d’une manière générale, leur compréhension de ce monde est à peu près celle-là.
Mais ils en parlent différemment.
Ils en parlent différemment parce que justement les notions de réalité, de réalisme, de réel c’est à dire tout ce qui touche au monde sensible sont toujours perçues comme des symboles. Le grand écrivain Albert Béguin écrit ceci :
« L’apparence des choses et leur signifiance sont tellement indissociables qu’il est impossible aux penseurs de cette époque de voir les formes concrètes du monde comme des réalités en elles-mêmes, closes, complètes, ne portant pas d’autre sens que l’immédiat. Le Moyen-Âge voit à la fois, d’un même regard, la chose et son sens, l’objet sensible et ce qui est au-delà du sensible, le geste humain et sa valeur de rite, les couleurs et leurs correspondances secrètes dans le domaine de l’âme. »
Les chiffres, certaines formulations très personnelles ou abstraites font référence à d’autres vérités. Ce qui compte, c’est davantage la représentation symbolique de la chose que la réalité de cette chose. Le phénix, la licorne, le dragon, le griffon, sont d’abord des interprétations symboliques et morales. Peu importe s’ils existent ou non. En fait, derrière chaque créature, derrière chaque description, il y a toujours un mystère parce que la réalité réside dans le cadre de cette pensée. Une pensée toujours multiple, toujours invisible et qui, pour nous apparaître, doit être dévoilée.
Les philosophes sont formels à ce sujet.
Tout ce qui existe est UN. Dans cette unité règne un ordre, une harmonie parfaite. Un rapport exact entre le créateur et le monde créé. Un rapport entre la matière et l’esprit. Des rapports donc réels, spirituels, mystiques.
Il s’agit bien pourtant d’un réalisme. Mais d’un réalisme bien différent de celui de notre époque. Pour la pensée médiévale, l’univers est un système d’allégories et de symboles dont il faut bien dire que le véritable sens nous échappe la plupart du temps.
Un exemple. Sa cosmologie de l’univers. Aux yeux du monde moderne, cette conception de terres habitées, de pôles, de mers, de voûte céleste, etc., traduit bien des manques et des erreurs. Pas dans la pensée des philosophes médiévaux parce que la distribution de ces espaces obéit à bien d’autres considérations que les nôtres.
C’est une carte de l’Esprit du monde. C’est, au sens où nous devons le comprendre, un mélange de profane, de sacré, de théologie, de philosophie, de physique, de mathématique, en vue d’une possession de la réalité du monde, d’une compréhension des rapports et des relations qui le régissent.
Saadyah Ibn Yosuf al Fayyumi est un éminent penseur juif du 10ème siècle, et ce qu’il souhaite, lui, c’est constituer une philosophie sur la base d’un accord entre les données de la science et celles de la tradition religieuse. La réalité pour lui, c’est la totalité du monde créé par Dieu et arbitrée par la Raison.
Pour prouver l’existence de Dieu, « il estime donc devoir prouver d’abord que le monde n’est pas éternel mais a commencé dans le temps. » Comment ? Eh bien en considérant que l’univers est fini. Qu’il est nécessairement mélangé de substances et d’accidents, donc de caractères qui sont incompatibles avec l’éternité. Pour lui, le réel, c’est la totalité du monde créé ex nihilo par Dieu, l’unité de la divinité comprenant ses propres attributs dont la puissance et la sagesse, et incluant l’âme humaine.
Amaury de Bene, professeur de logique, début du 13ème siècle, enseigne, lui, que Dieu est toutes choses. Très ennuyeux pour lui. Surtout si cette proposition sous-entend que l’être de Dieu est le même que l’être des choses. Ce qui va donner : « Tout est un, puisque tout ce qui est, est Dieu. Par conséquent en tant que je suis, on ne peut pas me brûler, puisqu’en tant que je suis, je suis Dieu ! » Dieu est identifié à la créature. Le monde est l’esprit de Dieu. Mais je suis aussi l’esprit de Dieu. La réalité du monde, c’est donc finalement la mienne.
David de Dinant est un philosophe du 12ème siècle dont on trouvera de nombreuses citations chez Albert le Grand, Nicolas de Cues ou Thomas d’Aquin. Ce qui est nouveau chez ce David, c’est sa doctrine qui consiste à diviser l’être en trois indivisibles : les corps (donc la matière), les âmes, et enfin les substances séparées. Trois indivisibles donc, mais qui sont en réalité une seule et même chose, parce que nous avons à faire à l’UN. Toutefois, ce qui est nouveau dans cette formulation, c’est qu’au lieu de tout unifier par l’être divin, David de Dinant unifie tout, Dieu compris, par l’être. Et pour lui c’est normal. Si notre intellect est capable de concevoir à la fois la matière… donc le monde… et Dieu… et si concevoir une chose c’est se l’assimiler, comme ni Dieu ni la matière première n’ont une forme, en fait c’est seulement notre intellect qui les rend présents, qui leur donne vie. Ainsi Dieu, l’intellect et la matière sont une seule et même chose. Ou pour simplifier, Dieu et la matière sont identiques.
Certains philosophes des sciences, par exemple Alexandre Koyré, Bachelard, Thomas Kuhn, peut-être aussi le dernier Husserl, ont tendance à mettre en avant une discontinuité de l’histoire des sciences qui procéderaient, selon eux, par sauts qualitatifs. On aurait ainsi à les croire, les sciences et philosophies grecques, latines, médiévales, et brusquement, avec Galilée, Copernic, plus tard Newton, par une véritable cassure ontologique, de nouvelles sciences et une nouvelle métaphysique. Ce n’est pas aussi simple. L’évolution des sciences n’obéit pas aussi nettement à de tels schémas réducteurs. Évidemment nous sommes d’accord avec eux lorsqu’ils soutiennent que les mouvements atomistes grecs ou certains philosophes du Moyen-Age ont souvent été rejetés par leurs successeurs immédiats.
Mais il ne faut pas oublier que Galilée, ou Copernic, ou Husserl, comme plus tard Einstein, Niels Bohr et d’autres étaient passionnés par les thèses antiques qu’ils avaient beaucoup étudiées, et d’ailleurs il est faux de dire comme le soutiennent les philosophes des sciences dont nous avons parlé, que nous sommes passés presque directement d’un univers clos à un univers infini.
Comme on peut déjà le voir ici avec de multiples philosophes du Moyen-Âge et même par exemple avec des mystiques comme Maître Eckhart, la place de l’homme dans la réalité de l’univers est déjà posée de manière formelle, indépendamment de la notion de Dieu. On peut même voir de plus en plus la notion d’homme, d’intellect, de conscience prendre la place de l’être métaphysique grec ainsi que de la divinité médiévale.
Maintenant si la réalité se définit souvent, au moins d’une façon sommaire, comme ce qui tombe immédiatement sous les sens, reconnaissons pourtant que le monde, la réalité du monde, a souvent été envisagé, chez nombre de philosophes grecs, comme se déployant bien au-delà des sens.
Anaximandre par exemple, Leucippe, Démocrite et plus tard Épicure envisagent le monde réel non comme une entité clairement délimitée, mais comme une pluralité d’espaces émanant de l’infini.
Les atomistes et épicuriens ne disent pas autre chose, certains même que nous vivons au milieu d’un nombre illimité de mondes apparaissant et disparaissant, la réalité consistant toujours, toutefois, dans un lien profond avec le cosmos.
A ce sujet, plusieurs phrases de Maître Eckhart montrent cette volonté de distanciation par rapport au monde clos de la puissance divine. On peut parler aussi de Bonaventure, d’Albert le Grand, d’Alain de Lille ou de Gilbert de la Porrée : « Tout ce qui est en Dieu est Dieu ». Sous-entendu : l’homme est en Dieu, donc l’homme est Dieu !
En fait, le passage d’une métaphysique grecque ou médiévale à une conception plus moderne de l’homme producteur de son propre destin, ou plus exactement concepteur d’une réalité plus proche de lui, plus décentré du monde de Dieu, plus encline à mettre en avant l’objet de la connaissance, s’est fait progressivement, même si, comme toujours – mais c’est la nature même des influences déterminantes – certaines personnalités ont fait parfois accomplir des bonds à cette anthropologie créatrice.
Nicolas de Cues est un penseur allemand, cardinal et ami du pape Pie II.
Comment voit-il la réalité ? Le réel, pour lui, c’est quoi ?
Ce qu’il pense peut s’organiser selon plusieurs perspectives. L’une d’elles est celle-ci : L’homme est un second dieu doté d’une puissance libre. C’est un être autonome, donc capable de produire son propre monde. Comme il a un esprit et un corps, son esprit est capable d’accéder à la connaissance des choses et donc de percevoir le réel. Or ce réel, c’est un monde infini. Tout y est ordonné selon un mode de connections infinies, à des degrés différents, qui font qu’en réalité, dans l’univers, il ne peut pas y avoir deux choses qui soient égales en tout. Cet univers n’a ni centre fixe ni immobile. Il y a bien pourtant un centre, mais il n’est pas physique. Il est métaphysique. De ce fait, il n’appartient pas au monde. Ce monde n’ayant pas de centre, il n’a naturellement pas de circonférence. D’ailleurs s’il avait un centre et une circonférence, il serait limité. Il serait fini. Et s’il était fini, il y aurait nécessairement quelque chose au-delà de lui comme par exemple un autre espace. Il est donc infini. Mais étant infini il faut aussi le considérer comme non fini, non achevé. Et c’est ce que semble souvent sous-entendre Nicolas de Cues en indiquant que ce monde manque de précision, de stabilité. On le prouve d’ailleurs en précisant que rien, dans cet univers n’est au repos. Il résulte de cela que la terre se meut comme les étoiles et les planètes. Et que du fait qu’elles ne se meuvent pas autour d’un centre, leurs mouvements ne sauraient être circulaires. Il va plus loin. Rappelant sa certitude de la relativité de la perception de l’espace et du mouvement, il affirme que l’image du monde formée par un certain observateur est déterminée par le lieu qu’il occupe dans l’univers. Ajoutant que puisqu’aucun de ces lieux ne peut prétendre à une situation de privilège (personne n’occupe en effet le centre de l’univers parce qu’il n’y en pas), il faut bien admettre la possibilité de l’existence de différentes images du monde. Donc l’impossibilité finale, de former une représentation objective et valable de l’univers. D’où sa définition de l’univers : « une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part »
Il y a bien là l’amorce d’une conception purement relativiste du temps, mais en fait, c’est chez Giordano Bruno qu’elle sera le plus clairement exprimée.
Giordano Bruno est un moine dominicain né en 1548 qui finira brûlé comme hérétique.
Pour Giordano Bruno, l’univers est en effet décentralisé, infini et infiniment peuplé. Quant au monde, dit-il qui a sa cause et son origine dans une cause et un principe infinis, il doit être infiniment infini, Je suis sûr, dit-il aussi qu’il sera toujours impossible à la raison de montrer qu’il y a une limite à cet univers. D’ailleurs non seulement ce monde est infini, non seulement il comprend une infinité de mondes et de terres habitées, mais c’est Dieu qui les a créés ainsi. Il les a créés en tant que matière constituante de cet univers.
La réalité du monde pour un grand nombre de philosophes du Moyen-Age est souvent celle d’une sphère parfaite totalement limitée parce que Dieu qui l’a créée ne peut vouloir que la perfection. Et la perfection, c’est de quelque manière qu’on la prenne, un objet fini. C‘est le contraire avec Giordano Bruno. Un univers infini, loin de montrer une imperfection, montre au contraire un univers en vie, un univers entier qui se meut et qui change. Une abondance de matière qui ne tarit jamais. Chez Giordano Bruno c’est d’ailleurs non seulement une donnée certaine de l’entendement, mais également un principe de plénitude, le principe de raison suffisante tel que le reprendra plus tard Leibniz qui connaissait par ailleurs son œuvre.
La distinction entre un univers clos, un univers fini où Dieu est au centre, et un monde naturel distinct de Dieu, un monde peuplé d’objets infiniment grands ou infiniment petits, indépendants de l’homme, va s’opérer plus nettement au XVIIème siècle.
Distinction, mais pas rupture. Pourquoi ? Parce ce qui avait été établi jusque-là continue d’être ce qu’il est. La nature est homogène. Les lois découvertes sont universelles. La substance primitive qui existe est éternelle et infinie. La réalité sensible dont nous avait déjà parlé Parménide est source d’illusion. Tout obéit à un ordre immuable. Tout est régi par un déterminisme absolu. Le temps s’écoule de manière continue et uniforme. Il y a une harmonie universelle du cosmos, une rationalité observable du réel. Et quand Leibniz énonce son principe de raison suffisante, Giordano Bruno l’a déjà devancé.
Ce qui est nouveau, c’est la conscience qu’on prend de l’objet ou de l’univers comme programme et source d’expérimentations démontrables en essayant de ramener le complexe au simple pour voir comment cela fonctionne. C’est l’action que l’homme peut être amené à exercer sur la totalité de la réalité.
Dans la scolastique médiévale, deux pôles dès l’origine sont bien définis. Celui qu’on hérite de la philosophie et des conceptions gréco-latines avec une prédominance platonicienne. Donc un monde où Dieu tout puissant crée l’homme à son image… une déification exponentielle en quelque sorte.
Et un deuxième pôle non moins bien défini. Celui où Dieu est si extérieur à l’homme par sa grandeur et son infinitude que si l’on veut atteindre à une véritable connaissance de ce qui nous entoure, il vaut mieux se pencher sur le monde sensible et sur la personnalité complexe et matérielle de l’homme.
« Dieu est sans nom, dit Maître Eckhart. Car personne ne peut dire ou comprendre rien de lui. Si je dis donc : Dieu est bon, ce n’est pas vrai. Je suis bon, mais Dieu n’est pas bon. » Il ajoute : « Si j’avais un Dieu que je puisse connaître, je ne le tiendrais pas pour Dieu. »
Un tel raisonnement conduit tout droit à la mise entre parenthèses de Dieu. On garde la formulation : « Rien n’est sans raison et par conséquent tout a une explication », mais il appartient maintenant à l’homme, et principalement à l’homme-machine d’entrer dans les rouages de l’univers pour en établir la réalité.
Deux pôles qui montrent bien pourquoi, si l’homme se met à penser la matière comme quelque chose d’indépendant de son Être, l’esprit de la scolastique n’est pas abandonné pour autant. On le retrouvera aussi bien chez Kepler, Copernic que chez Newton. On peut même dire chez Descartes et Leibniz. Soit dans l’élaboration d’une synthèse qui superposera les deux options. Soit avec l’idée qu’il existe une nature extérieure. Une nature que notre raison seule peut observer et déchiffrer. Que le réel est bien ce qui existe, qui a existé avant l’homme, et qui existera même si l’homme disparaît. Que c’est une réalité indépendante de l’observateur ou de l’expérimentateur. Que le monde est là devant moi, autonome, indépendant de ma volonté. Que je suis extérieur au monde… » Soit au contraire, deuxième point, en affirmant résolument que la réalité est une illusion. Que ce que je construis quand je parle de la réalité, c’est une pure représentation de ma volonté. Je fais être le monde selon mes désirs ou mes formules mathématiques. Rien de plus. Pourquoi ? Parce que dans une telle optique, l’essence réelle du monde nous sera à jamais insaisissable.
Pour Newton d’ailleurs, rien ne change. Le monde reste un univers harmonieux confirmant pleinement la conception d’une métaphysique primordiale. La mécanique rationnelle, science mathématique des forces et des mouvements, ne fait que le révéler tel qu’il a été créé et tel qu’il est. Nous sommes donc bien encore dans le maintien d’un ordre défini bien établi. Newton le dit du reste clairement :
« Toute la diversité des choses créées, chacune à sa place et en son temps, n’a pu provenir que des idées et de la volonté d’un être existant nécessairement. »
Il dit encore :
« L’unité, l’organisation du multiple, idée à laquelle invite la science, signifie nécessairement son origine, une et parfaite. La science de la nature sert la pensée métaphysique. Le divin présent dans la totalité de la nature s’exprime et s’expose dans le discours de la philosophie naturelle. »
Il faut le comprendre ainsi : une des propriétés divines consiste à être « le même toujours et partout ». Newton précise d’ailleurs dans la suite du texte : « Dieu est un et le même Dieu toujours et partout ». La variation dans les choses provient du « même toujours et partout », c’est-à-dire de celui qui ne varie pas, le variable en quelque sorte étant toujours lui-même sous-tendu par l’invariable. Une continuité, une régularité, une constance qui s’observent selon lui dans la diversité des choses créées en les ramenant sans discontinuité à l’immuable et au constant.
Comment se définit la réalité aux yeux d’Einstein ?
Elle semble s’exposer selon ses propres vues à plusieurs perspectives contradictoires. C’est comme un patchwork pas très bien ordonné, du moins pas encore bien compris. Certes scientifiquement, il est certain que les nombreux résultats obtenus plaident pour la réalité des interprétations. Mais philosophiquement ?
Pour lui, la réalité de l’univers est un monde fini. Si on veut lui donner une forme, c’est de la sphère qu’elle s’approche le plus, mais en même temps ce n’est pas une sphère parce que ce monde ne peut pas ressembler à une sphère. En même temps, c’est un monde où on ne peut pas établir une vraie différence entre le passé, le présent et l’avenir. Disons que c’est un monde à quatre dimensions où les événements présents ne sont pas plus réels que les événements passés ou futurs. C’est un espace dans lequel nous ne sommes guère en mesure de déterminer le sens du temps. C’est une réalité très figée. Il faudrait presque la voir comme un film que l’on nous projette. Un film entièrement achevé, et qui seul pour nous va du commencement à la fin, parce qu’en réalité, en tant que film, il y a longtemps qu’il a été monté, achevé et rangé.
Précisons toutefois qu’à aucun moment, ce film ne reproduit ce qu’il conviendrait d’appeler la réalité. Il colle à notre réalité, il est partie intégrante de notre perception. Mais c’est un film en quelque sorte « gelé ». C’est un temps à chaque fois pensé. On peut même dire d’une certaine manière qu’il s’agit d’un éternel présent, parce qu’à n’importe quel moment, un observateur le verra devant lui au moment présent. Mais le futur qui est déjà là au commencement de la projection, ce qui se présentera comme la fin du film, nous ne le voyons pas. D’où l’idée malgré tout que nous sommes bien dans un monde sans mouvement.
Pourtant, par ailleurs, c’est un monde entièrement déterminé. D’où l’idée que son commencement détermine sa fin. Son commencement ? Oui, car il est certain que si le monde est déterminé, il a un commencement. Au fond, c’est un univers euclidien bien fermé où le Temps courbe les droites. Certes, Hubble affirme que les galaxies s’éloignent de nous de plus en plus vite, donc que l’univers est infini. Qu’il est infini dans le futur comme dans le passé. On ne sait pas où il va. Mais si on ne sait pas où il va, on ne peut pas savoir non plus d’où il vient. Car si on lui assigne un commencement, c’est qu’il a une fin, c’est donc qu’il n’est pas infini. Cela signifie en même temps qu’avant d’être quelque chose, il était déjà quelque chose.
Voyons maintenant comment, à travers la physique quantique, nous pouvons percevoir les concepts de réel et de réalité.
Premier point : le réel objectif.
Si la base du savoir scientifique a reposé longtemps sur la certitude que l’homme était capable de décrire le réel tel qu’il est réellement en le dégageant de plus en plus du voile des apparences, la physique quantique démontre de plus en plus qu’il n’en est rien. Non seulement avec elle, la question de la connaissance du réel (de la réalité en soi) s’estompe de plus en plus, mais elle donne lieu à tellement d’axiomes qu’elle semble de plus en plus reposer sur rien. De fait, avec cette théorie il faut accepter la non-localité, le fait également peut-être qu’une réalité extérieure à nous n’existe pas, qu’il peut-même y avoir plusieurs univers réels et contradictoires imbriqués les uns dans les autres, ou simplement qu’un chose puisse être, tout en n’étant pas.
De fait cette nouvelle réalité laisse entendre que plus rien n’existe indépendamment de moi, tout en n’étant peut-être qu’une illusion, puisque chaque réalité en soi dépend du lieu et de la manière dont je la vois. Le réel en ce sens ne nous est plus provisoirement caché, mais tout simplement n’existe plus.
Je voudrais enfin achever cet article par l’examen sommaire de la représentation du réel et de réalité à travers l’idéalisme allemand du dix-huitième et dix-neuvième siècles.
Déjà, en préambule, il faut noter que cet idéalisme philosophique est ce qui s’oppose au matérialisme en tant que ce dernier accorde à la matière une primauté sur l’esprit. Il faut noter surtout qu’il s’oppose au réalisme envisagé en tant que tel, c’est-à-dire à la notion de réalité se présentant à nous telle qu’elle est ou qu’on l’imagine, en dehors de tout sujet connaissant susceptible de le percevoir.
Pour ce qui ressort de cet idéalisme, il en existe évidemment de nombreux. Je n’insisterai ici que sur l’idéalisme épistémologique s’opposant à l’idée que le monde a une existence indépendante de la représentation que nous en avons.
Notons déjà ce point. Schelling, Fichte, Schlegel, comme d’ailleurs Kant ou Hegel opposent nettement le concept de réalité prétendue objective au monde spirituel, seule réalité à leurs yeux.
Ainsi l’idéalisme épistémologique doit porter, selon eux, non pas sur l’objet du monde extérieur jugé indépendant de notre esprit, mais sur la représentation que nous nous en faisons, postulant par là-même notre impossibilité à connaître réellement la réalité qui nous entoure.
Kant affiche la même position. Certes les liens qui unissent cette notion de représentation à la réalité observable sont très forts, mais ces liens d’après eux échappent à notre entendement et donc ne nous permettent jamais de comprendre la vraie nature de la réalité, à l’inverse par exemple de la pensée cartésienne qui croit à l’existence du monde extérieur en tant que machine susceptible d’être entièrement démontée, déconstruite, et donc par là-même, entièrement expliquée.
Autre point de vue concernant cette réalité : Leibniz. Pour lui, les seules réalités qui existent dans l’univers sont les monades ; monades qui d’essence spirituelle doivent être considérées comme des substances simples et actives représentant la totalité de l’univers et qui pliées et repliées les unes dans les autres, pliées en quelque sorte en elles-mêmes, avec nos perceptions, nos idées, nos sentiments, représentent la réalité du monde. Au point que chaque homme est en droit de dire qu’il est la totalité de l’univers, chaque monade comme toutes les monades à la fois pouvant être assimilé à une cité divine. Ailleurs que dans l’unité des monades, tout est agrégat de formes diverses et disparates, simple représentation de notre esprit.
Maintenant, si l’on repense un instant à ce que nous avons dit de la philosophie parménidienne, nous sommes en droit d’évoquer Hegel et son concept de réalité, plus exactement de réel.
Est réel pour Hegel ce qui est rationnel, et inversement, mais avec cette distinction essentielle : c’est que cette réalité ne nous est pas donnée par un dieu quelconque au commencement du monde, mais qu’elle est un processus de conquête, une création permanente, absolument non déterminée, et de fait toujours innovante, jusqu’à sa résolution finale : l’objectivation du savoir en un monde réel. Ou dit autrement : l’accomplissement de l’Histoire selon le plan supérieur de la raison gouvernant le monde, un accomplissement de plus en plus affiné par le gouvernement des hommes.