Je l’avoue humblement : le sud du Massif central, région de hêtres, de chênes et région de garrigues qu’on appelle la Montagne Noire avant d’avoir rencontré Françoise, je n’en avais jamais entendu parler.
Peut-être une fois dans les années 60, René Nelli que j’avais retrouvé à Carcassonne l’avait-il évoquée en me parlant des Cathares auxquels il a consacré sa vie. Mais je n’en suis pas sûr, notre conversation ce jour-là ayant surtout porté sur les règles des Parfaits, sur leurs cultes, ainsi que sur leur mort.
La montagne sacrée du Hunan en revanche qu’on appelle aussi « Montagne noire », un lieu de forces cosmiques et d’énergies vitales nous liant aux forces invisibles, m’était connue depuis longtemps ; d’abord pour en avoir parcouru quelques vallées superbes, mélange de gorges, de cascades et de forêts de grès surplombant des rivières, et ensuite pour avoir rencontré à Hong Kong un certain ermite et savant, le « gardien » semblait-il d’un trésor millénaire, un saint homme immortel qui y vivait depuis des siècles, protégé par un être étrange. Un être ? Non, un dragon ! Un dragon éternel, un bloc de bronze pour tous les hommes qui lui vouaient un culte, mais pour d’autres – les intimes – un seigneur, un dieu plus exactement fait de chair et d’os comme nous tous.
Orchestrée par mes vieux amis de Shenzhen et Shanghaï (et surtout par Zheng-Fu mon vieux frère chinois de Beijing), cette rencontre s’était faite au Ritz – Le Ritz Carlton Hong Kong de Kowloon, dominant la baie Victoria.
Quand je le vis la première fois, il se tenait dans un fauteuil, veste noire, chemise noire, pantalon de soie noire tombant sur ses pieds nus, et mes amis en demi-cercle le fixaient, extasiés.
Il y avait là un ex-consul de Chine à Sidney, un général blessé quatre fois dans ses combats avec les triades chinoises de Shenzhen, le jeune ministre chinois de la culture que j’avais reçu chez moi à Paris et qui pour avoir fait ses études à la Sorbonne parlait un très bon français, deux architectes, un ingénieur, une jeune danseuse de l’Opéra de Beijing, et je ne sais plus quelle autre personne, si, une vieille dame rieuse et coquette, une dame que je revis ensuite plusieurs fois à Shenzhen, et qu’on me présenta comme la fille d’un membre important du Parti. Trois ou quatre diplomates de Kowloon que je ne connaissais pas se joignirent à nous vers la fin.
Le visage glabre, austère, le front haut sans sourcils presque triangulaire, celui que mes amis appelaient affectueusement « le Vieux » me fit signe d’approcher. Je m’avançai. Il me prit la main gauche, en effleura la paume plusieurs fois, et d’un regard discret presque absent me renvoya vers mon fauteuil. Les personnes présentes applaudirent. J’étais admis dans la fratrie, je l’appris peu après.
Cet homme parla alors longuement. Il parla longuement, à voix basse, figé comme une statue, personne ne l’interrompit.
J’appris plus tard de mes amis qu’il parlait le chinois moderne, le chinois archaïque, mais aussi le français, l’allemand, l’anglais, l’italien, le russe, le japonais, bref une vingtaine de langues. C’est toutefois en chinois qu’il s’exprima tout le temps.
Il me posa soudain une question. « Voudrais-je venir le voir dans son temple ? »
Mes amis traduisirent.
« Oui ! » répondis-je.
« C’est important ! dit-il. Pourquoi ? Parce que Michel ici présent, aujourd’hui parisien, a vécu de très nombreuses vies ; des vies remontant très loin, toutes écrites dans nos livres, que j’aimerais lui révéler. »
Du début à la fin, aucun de mes amis ne lui posa une seule question, ne fit une seule remarque, et ce que cet homme énonça calmement, sans nulle interruption, je l’appris d’eux plus tard, mais hors de sa présence.
Ainsi, à en croire cet homme, une de mes plus anciennes vies remontait au royaume d’Atlantis, au temps de Poséidon. J’avais vécu également en Grèce au temps de Périclès. J’y avais rencontré Zénon, et surtout Parménide avec qui bien souvent, lors de propos sans fin, nous avions recréé le monde. D’où d’ailleurs, à en croire « le Vieux », mon intérêt fertile et jamais démenti pour l’œuvre de ce philosophe.
Je dois dire qu’alors j’écrivais, destiné à une revue suisse, un court article philosophique sur son poème De la nature (« Tu ne peux avoir connaissance de ce qui n’est pas, car le pensé et l’être sont une même chose »), mais ces gens l’ignoraient.
Sur ce que j’avais été et que j’avais vécu, il existait d’après « Le Vieux » de nombreux films et documents, tous en dépôt dans son refuge, un immense palais de marbre et de jade de la Montagne Noire, où peu de personnes étaient admises. Oui, oui, insista-t-il, il fallait vraiment que j’y vienne, un palais, un « gugong » aux colonnades sculptées – un endroit tellement dérobé au regard que nul ne pouvait y entrer sans invitation, le paysage s’effaçant d’ailleurs mystérieusement devant le profane qui s’y aventurait.
Je l’ai dit. Sans me regarder une seule fois, il parla longtemps, très longtemps, au moins près de trois heures, mes amis silencieux ne m’en traduisirent plus tard qu’une partie.
Spécialiste des Védas, il en précisa la genèse, le développement, et ce que mes amis racontèrent, c’est que si cet homme était déjà vivant en Chine sous la dynastie Sung, il l’était également en Perse au temps de Cyrus II.
Toujours à mon propos, il avait insisté : « Il faut venir me voir. Je dirai à Shen long (le dragon) de vous laisser passer. »
Voici les faits qu’on me rapporta :
Cet homme ne voyageait pas. Il changeait simplement d’espace, allant où il le souhaitait. Il changeait en fait d’univers. Ce qu’il disait à ce sujet, c’est que « seigneur des mondes », il pouvait retrouver l’époque qu’il désirait, n’importe quel être également.
De sa Montagne noire, mais aussi de n’importe quelle ville (par exemple de Hong Kong), il avait accès au passé, au plus lointain passé (qui est toujours présent), mais aussi au futur qu’il pouvait ramener à lui, ou distendre.
Beaucoup de « gens venus du ciel » le visitaient en permanence, munis d’un corps ou même sans corps.
Il racontait encore : « Né de déesses et dieux antiques arrivés d’étoiles disparues, le terrestre actuel est un pur produit fabriqué, un être muni d’un QR code qu’on peut lire aisément. Les manipulations génétiques que les hommes pratiquent aujourd’hui, les dieux déjà les pratiquaient (les dieux et les déesses), l’homme est né de ces temps antiques d’où animal il devint homme. Certains êtres ne sont pas humains. »
Sa vision de l’espace m’intrigua longtemps. « Le monde est un triangle » avait-il dit à mes amis, et d’ailleurs l’un d’entre eux, très inspiré par cette idée, soutint plus tard une thèse à Beijing : « L’univers ? Un triangle ! »
Je rencontrai plusieurs fois cet homme. A Guangzhou, à Chenzhou, à Shenzhen, au luxueux Peace Hôtel de Shanghaï, rien jamais ne changea dans son comportement. Toujours vêtu de noir, immobile, sans avancer d’un pas, ce qu’on répéta toujours longuement, c’est que « venu d’ailleurs », il ne vieillissait pas. Un singe de cent vingt ans lui apportait chaque semaine des lianes, des jeunes pousses, et surtout des feuilles transparentes que de plus petits singes allaient quérir dans « certains » arbres, au sommet d’une cascade. C’était traditionnel. On les lui servait en salade, parfois en décoction – une décoction préparée savamment par trois ou quatre personnes vivant avec lui – et c’était cette mixture, ce mélange onctueux et doux qui non seulement le tenait en vie, mais lui faisait garder une peau ferme, des cheveux abondants, et qui l’empêchait de vieillir. Ce n’était pas en fait cette mixture. Ces feuilles étaient un pur caprice. Il recherchait leur saveur spéciale (comme moi fut-il dit « avec le pissenlit »), mais pouvait vivre sans rien manger durant des siècles.
Il avait une fois déclaré : « Si Michel ne veut pas vieillir, il aura droit à un traitement de plusieurs mois. Il croquera les racines et les feuilles ramenées par nos amis, et non seulement alors il ne vieillira pas, mais il retrouvera ses cheveux et ses dents d’adolescent ! Mieux, il pourra rencontrer les personnalités disparues depuis des siècles ainsi que certaines « forces supérieures » qui lui expliqueront d’où vient le monde, comment et de quoi il est constitué et pourquoi le verbiage infondé des néophytes et des philosophes ne conduit qu’à ébruiter du vent ! S’il le désire d’ailleurs, il pourra vivre avec nous là-bas. La Montagne Noire sera son antre, et Shen long (le dragon) deviendra son frère. Nous pourrons même parcourir le ciel, si tel est son désir… »
La même proposition fut faite à mes amis. Un seul d’entre eux dit-on l’accepta. Quatre vingts ans, malade, il disparut de nos radars pendant au moins six mois, et quand il nous revint, il avait une douzaine d’années. J’ignore en fait si le vieillard qu’on connaissait et qui vécut avec notre homme est bien l’enfant qui nous revint. C’est en tout cas ce qui fut dit.
Au Ritz Carlton Hong Kong de Kowloon, il nous quitta, j’ignore comment. Ce fut pareil à chaque rencontre. Soit je me redressais regardant passer les ferries, soit je parlais à un ami, quand je me retournai (aucune porte ne s’étant ouverte), le fauteuil était vide, il nous avait quittés.
Mes nombreuses questions répétées faisaient rire mes amis. Mais tous restaient muets.
Revenu un jour à Hong Kong pour une quinzaine de jours, je demandai à voir le « Vieux » qui demeura absent. Un ami m’expliqua : « Quand le Vieux demande à quelqu’un de lui rendre visite, il faut s’exécuter. Sinon il ferme la porte. »
Il ajouta pourtant :
« Lui en tout cas t’a souvent revu. C’est ce qui nous fut dit. Il te voit même souvent. Quand il souhaite rencontrer quelqu’un, il le cherche, l’aperçoit, et il est près de lui. Il est seul et multiple. On peut le voir en même temps à plus de cent endroits. Sache aussi quelque chose qui étonne toujours mais qui est pourtant vrai.
Deux mondes s’affrontent depuis longtemps. Le monde de la lumière et le monde des ténèbres. Chacun a ses partisans. La guerre, les famines, l’impérialisme et l’injustice, l’esprit de domination, le fascisme, le racisme naissent de l’ombre, l’autre face appartient au ciel.
Je demandai :
« Lui où est-il exactement ? De quel côté ? »
Je n’eus aucune réponse.
Un soir d’été à Paris, l’ami chinois Zheng-Fu, le premier à ma connaissance à m’avoir parlé de ce « Vieux » s’invita brusquement chez moi. Ce devait être en 2016.
Surgissant du couloir, il s’avança rieur, amusé – présent/absent tout à la fois – une impression étrange.
Je ne comprenais pas. Il habitait Beijing, et contrairement à son habitude, il ne m’avait pas averti de son arrivée. Il demeura un court instant, me serra longuement la main et sortit. Le lendemain quand j’appelais chez lui, c‘est sa femme qui me répondit.
« Elle bafouillait au téléphone.
« C’est toi Michel ? »
« Oui, oui, c’est moi ! »
« Tu as vu Zheng… ? Hier… à Paris ? »
« Oui, je l’ai vu ! Il est resté un court instant ! »
« C’est impossible ! murmura-t-elle. Zheng est mort depuis une semaine. Mon fils te l’a écrit ! »
Je la sentais confuse et gênée. Toujours en bafouillant, elle m’expliqua que nos amis (ceux de Shanghaï et de Hong Kong) lui avaient dit qu’un AVC, un AVC hémorragique, le même en fait que son mari, m’avait conduit à l’hôpital. Ils disaient même que j’étais mort.
Je précise qu’au Guangzhou Palace quelques trois mois auparavant, lors d’un dîner au restaurant, nous avions tous été malades, probablement des champignons. L’un d’entre eux gravement. Mais moi j’étais bien vivant. Je partis d’un éclat de rire.
L’ex-consul de Chine à Sidney et moi-même échangions souvent par écrit. En réponse à un mail que je lui adressai, il m’écrivit quelques jours plus tard :
« Laissons passer un peu de temps. Nous reprendrons alors nos tournées. Zheng-Fu est mort aux yeux de tous, mais pas du tout aux yeux du « Vieux ». Hier soir, sur la terrasse, à vingt mètres du Dragon, il marchait à côté de lui. Nous avons longuement parlé. Tous languissent de te voir ici, à la Montagne Noire. A bientôt cher Michel.»
Les contacts ont cessé. Et vu le présent perfide, bien acté, de mon hémiplégie, il est peu probable désormais que nous nous retrouvions.
D’une montagne l’autre, tel demeure le propos. De mon castrum d’Allègre en Cévennes au temple de mon vieux Chinois ; de ce trône du dragon aux ruines sacrées d’Hautpoul, la montagne de Françoise, que doit-on recueillir ? C’est ce à quoi je pense. Des légendes ? Illusions ? Des paroles décisives ?
Je me rappelle René Nelli, l’historien des Cathares dont j’ai déjà parlé : « Rien ne meurt, rien ne passe ; rien ne quitte nos regards. A chacun de trouver son sens, d’élaborer son propre règne en déchiffrant, de rêve en rêve, les longs ou brefs clins d’œil que la vie nous envoie… »
(Publié dans le N°8 des Cahiers de la Montagne noire)